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[Confédération][1] Alter Ego


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction
Statut : Terminée



Chapitre 2


Publié le 03/10/2011 à 00:23:32 par Gregor

Paris, janvier 2090
Zone de combat n°17

Il neigeait. Un ciel gris, surréaliste, avec cette teinte si particulière que lui donnaient les flocons hivernaux. Et nous, nous étions là. Une simple poignée d’hommes dans une zone démilitarisée parisienne, coincée dans ce qui autrefois fut l’arène des émotions. Aujourd’hui, tout était vide. Un toit de tôle, éventré par l’épée invincible du temps. Nous, assis sur d’antiques chaises en plastiques, à ne rien faire qu’attendre.
— Sergent.
— Oui, Dugommier ?
— C’est l’heure sergent.
— Parfait, alors pliez bagages. Dans cinq minutes, nous devons être prêts à partir.
— Bien, sergent.
Et ce fut comme ça que tout a commencé. Une longue journée qui nous attendait.
En bon sous-off’, je n’ai pas décollé mon cul de cette chaise. Comme par miracle, tout avait fini par se retrouver rangé : les quelques tentes et le matériel se faire remettre en ordre de bataille, quelques duvets soigneusement pliés, les unités de contact satellites éteintes, et tout un tas de petits plaisirs qui ne me servait plus désormais. Des rations de combats, un semblant de douche, quelques fusils sniper dernier cri. Moi, j’avais déjà tout embarqué. Pas grand-chose, mais assez pour tenir un mois sans se réapprovisionner : trois tubes nutritifs à haute concentration, une paire de mains mécaniques de rechange, une cape motif treillis que je ne quittais jamais, et un générateur plasma de secours, pour faire fonctionner ce corps qui n’en était plus un.

Je m'appelais Christian. Matricule Kris-30.06.66. Sergent de l’unité B-R59. Et j’étais là. Au milieu de ce putain de merdier.

Je me lamenterais pas. Ça serait complètement inutile, et dangereux pour ce qu’il me reste d’humain. Mais aujourd’hui, ça faisait trois ans. Joyeux anniversaire, ô toi la France qui n’est plus que l’ombre de ton passé. Trois ans depuis le début. On assassine l’Innocence d’une paix éphémère à coup d’attentats meurtriers dans le métro, lentement, avant que tout n’explose. Paris en guerre civile. Paris sous la mitraille du lance-roquette artisanal. Paris ou la guerre des gangs. Paris ou l’impuissante. Trois ans à se surveiller sans arrêt, à boucler les quartiers « sensibles » sous un important dispositif militaire, à déclarer des zones « interdites » car suspectes. Trois ans à jouer au chat et à la souris dans une ville qui se décrépit. Il y avait Sarajevo à la fin du vingtième siècle. Mais notre Sarajevo, à présent, c’est elle. Bâtiments refaits façon mitrailleuse gros calibre. Tour Eiffel décapitée. Assemblée nationale emmurée. Barrages à n’en plus compter. Lignes de métro coupées. Et le silence. Souvent. Il y a eu tant de morts pour rien, tant de sacrifices vains qui ont, à jamais, détruit l’image rose bonbon de l’ancienne capitale des cons. On m’a éjecté dès le début dans ce trou à rat. Jamais ils ne te mettront en première ligne m’avait dit un sergent anonyme, la veille du grand soir. Mais la roue du progrès a tourné. Et je suis devenu un poids mort qu’il fallait rentabiliser. Un pauvre militaire formé au rabais qu’on avait vendu aux armées françaises, en même temps que des dizaines d’autres. Trois ans déjà.
On était six. Comme tous les matins, on levait le camp. La zone de combat dix-sept, la Saharienne comme on l’appelait, c’était un désert humain. Un grand quadrilatère coincé entre le quai et le Boulevard de Bercy, la rue de Charanton, jusqu’au périph’ Sud. C’était grand. Très grand. La seule porte d’accès au nord, c’était le palais omnisports de Bercy, prisonnières des plaques de bétons de cinq mètres sur trois posées à la va-vite. Alors avant de patrouiller, on allait voir les collègues. La Saharienne, c’était plutôt calme. Quelques infiltrations de temps à autre, mais on reprenait vite le contrôle de la zone. Une routine usée, alors on essayait de s’occuper un peu. Mes gars prenaient un café le matin, vers neuf heures et demie. C’était un rituel, presque un pèlerinage sacré, et je me faisais engueuler s'ils n’y avaient pas le droit. Et ce vingt janvier, je n’ai pas dérogé à la règle. Ambiance bonne enfant, sourires fades sur les lèvres, on est sorti de ce maudit ventre de ferraille qui pourrissait dans le vent. Dix minutes plus tard, on était sur les marches, juste à côté de l’entrée de métro pas encore condamnée. L’unité B-R63 était au complet, soit neuf hommes, tous soldats de seconde classe, des paumés comme nous, et à leur tête, le sergent Armestri. C’était devenu un excellent ami, et on se tutoyait. Lui en avait bientôt trente-cinq ans, moi tout juste vingt-quatre. Julio de son prénom. Un fils d’immigré qui rêvait d’ascenseur social, et qui se retrouve à éponger la merde des Français bien lotis. Tous ceux qui avaient pu étaient partis au-delà de la petite couronne, à dix kilomètres de là. Le gouvernement s’était réfugié sur Lyon, maintenue artificiellement par l’omniprésence militaire. La loi martiale courait toujours, officieusement. Avec ses avantages comme ses inconvénients. Mais toute cette propreté, c’était loin de nous. Une forme dans la brume, qui tentait d’exister. Un flou artistique à coups de fusils à pompe, de décharges de tazzer, d’anesthésiques en fléchettes, et parfois de balles ionisées. Mais c’était loin. À jamais, ça resterait loin de nous.
Lui, il était brun, bien foutu et blagueur. Un sacré sens de la rpartie comme de l’insulte sarcastique. Moi j’étais blond, un corps métallique, et plutôt réservé. J’évitais la confrontation quand lui n’hésitait pas à narguer les membres de gangs. C’était vraiment quelque chose d’incroyable, surtout quand il racontait ses anecdotes. Lui il aimait cette guerre sans fin, quand elle m’avait volé ma vie passée. Mais on était là, au hasard des affectations. Il fumait tranquillement une cigarette quand nous sommes arrivés dans le kiosque à journaux, un lieu de rendez-vous prisé parce que l’un des rares ou l’on pouvait trouver de l’électricité gratuitement. L’odeur du café chaud, c’était un vrai délice. Même moi qui ne pouvait plus goûter ce plaisir, j’avais du mal à m’en passer.
— Hey ! Christian ! Comment ça va ?
— On dira que j’ai vu pire …
Il ne dit rien, se plongeant dans la couleur ambrée du café noir encore bouillant. La nuit semblait tenir la partie avec le jour. Une semi-pénombre à peine troublée par la météo chaotique. Alors, on se tassait à quinze dans huit mètres carrés. Ça tenait chaud, et puis le café n’était pas loin. Les immeubles à côté n’étaient pas d’un grand secours. La plupart blessée, ou complètements détruits par les bombes d’un ancien combat. Le ministère des Finances tenait encore debout, miracle ou hasard des tirs.
— Cigarette ?
— Oui, merci.
Il me tendit un long tube blanc, un peu tordu et qui sentait le tabac humide. Il alluma le briquet, et j’inhalais profondément la fumée bourrée à la nicotine, un shoot de plaisir léger qui courut dans mon cerveau. Les habitudes dangereuses sont les meilleures. Même celles qui prennent quarante ans à vous liquider.
— La nuit a été calme.
C’était un simple constat.
— Pour nous aussi. Et la journée semble bien partie sur la même voie.
— C’est tout le mal qu’on peut lui souhaiter.
— Eh ! J’en ai une bien bonne à te raconter.
Je souriais. J’allais encore savourer ce délicieux plaisir de racontar. Je buvais déjà sa voix chaude un peu rêche. Ce petit caillou méditerranéen qui lui roulait sur les dents, si discret et si mélodieux.
Un sifflement. Sa tête explosa, dans un horrible bruit de succion. Un regard halluciné, figé, et il s’écroula d’un bloc sur le sol en lino.
— Sniper ! À terre ! Criais-je
Aussitôt, une seconde balle siffla au dessus de ma tête, avant de se ficher comme un gros moustique dans la main droite d’un de mes hommes. Il hurla de douleur.
— Merde, merde ! Y en a un autre ! À couvert !
Cinquante mètres avant la bouche du métro. Un homme en condition normale avec onze kilos sur le dos mettrait dix à quinze secondes. C’était trop, beaucoup trop. Je n’aimais pas faire ça, mais je n’avais pas le choix. J’attrapai le gars qui s’était mangé une balle et je le planquai derrière moi.
— On va se mettre à l’abri dans le métro. Mais surtout, vous attendez mon signal.
— B…bien, sergent.
Il était blanc comme un linge. La balle avait traversé la main, avant de ressortir et de se ficher dans son gilet pare-balle. Mais il n’y avait pas un seul kit médical. Tous laissés dans le POPB. L’habitude avait eu raison de notre attention. Il fallait réagir vite, ou on finirait tous troués. Je déchirai un morceau de ma cape, et je lui tendis.
— Enroule ta main là dedans.
— Merci, sergent Kris’.
— Tu me remercieras quand on sera dans le métro. Ou en Enfer, si on y passe.
Un léger sourire. Il devait souffrir le martyre.
Un troisième projectile siffla. Juste à côté d'un autre gars. Sûr qu'il y serait passé s'il s'était levé. Le temps pressait. Je devais vraiment le faire. Je n’avais plus d’autre choix.
Ma conscience humaine s’arrêta de vivre son cours linéaire. Ce vingt janvier, à dix heures dix-sept, c’était la machine de mort qui se relevait.
Ma vision changea complètement. Elle oscillait entre des dizaines de couleurs toutes plus vives les unes que les autres, diagramme retranscrit de la chaleur des corps. Une cible se verrouilla juste sur le haut du ministère, à deux cents mètres de nous, et clignota en rouge. Un petit déclic raisonna un court instant, entre deux respirations, juste au dessus de mon épaule gauche. Le bruit d’un flash qui se charge. Et la balle s’enfuit. Il lui fallut à peine une seconde pour toucher sa cible, explosant en une magnifique boule orangée qui illumina le ciel gris quelques instants, avant de se flétrir, son œuvre de mort accomplie. Le premier sniper n’était plus qu’un petit tas de cendres.
Il y avait eu deux position de tir. La première, c’était celle à l'origine de la balle qui avait blessé le soldat Falkès. La seconde, au jugé de l’angle, se trouvait plus bas. Beaucoup plus bas. Analyse rapide. Seule probabilité fiable : un point situé à une dizaine de mètres de haut et à plus de huit cents mètres. Un parking désaffecté, le long des voies de la gare de Lyon. Cible verrouillée. Il rechargeait déjà son fusil. Angle de tir calculé. Chargement de la balle. Feu !
Elle siffla dans le vent, passa sous l’arche du ministère sans ciller, filant à la vitesse du son sur l’homme. La neige aurait dû la dévier. Mais l’ordinateur avait tout calculé, y compris ça. C’était fascinant de voir à quel point la mort pousse à créer, à ruser, à imaginer de sordides palais de concept.
Elle tournoya lentement. Une balle perforante sortit de son canon. Elle aussi, parfaitement ajusté à mon regard artificiel. Entre les deux yeux.
Se pencher pour sauver sa peau, et laisser crever le gars qui était derrière moi. Mettre ma main entre les deux, et foutre en l’air mon bras droit. Ou la laisser se ficher dans la cible rouge qui scintillait juste à la naissance de mes sourcils.
Non. Le choix était évident, mais je refusais. La machine gagne. L’homme perd.
Surpression de l’air, et choc lumineux. La balle siffla, brûlant l’air de sa trajectoire fatale.
Les balles se croisèrent, dans un mouvement si rapide qu’aucun homme n’en gardera un souvenir. Croisement, et éloignement. Elles percutèrent leurs cibles respectives. L’une explosa, l’autre pénétra. L’une apportait la Mort. L’autre était une tentative désespérée de vie.
Un simple gobelet avait tout changé. Posé sur le coin d'une table de fortune, impassible dans la mort qui s'abattait ici-bas. Pourquoi aurait-il bougé d'ailleurs ? Qu'en avait-il à foutre de disparaître ou d'exister. Mais lui, il était là. Je l'attrapai d'un mouvement de bras, conscient du danger que je prenais. Juste à temps. Le métal avait obéi au Métal. La balle, en une poussière de seconde, percuta la surface en zinc du récipient. Un simple décalage de main avait tout changé. Un mouvement incroyablement rapide, impossible pour un homme de chair, et j’avais tout changé. L’espace infime qui séparait les deux bords de ce foutu moque de café, la balle filait. Changer l’angle, changer de destin.
L’explosion résonna jusqu’à nous. Mais je l’ai à peine entendu. Un écho lointain d’un monde presque évanescent. La corolle de fer m’avait sauvé. J’avais du mal à le croire.
— Allez-y !
C’était plus ma voix. C’était celle de la machine. La voix métallisée d’un combattant du siècle des Ténèbres. L’Homme machine à tuer dans sa force la plus brutale et la plus accomplie. C’était moi et c’était un Autre. Un simple programme vocal asservi par un système serveur dynamique à connexion neurale. Un révélateur. Une photo stéréo. Le danger guettait encore. Ce corps s’éleva seul, courant après les hommes qu’il commandait. Le pas métallique et gracieux d’un cyborg militaire dans la neige de Paris.
C'est à ce moment-là que tout a basculé. C'est comme ça que je suis devenu un "héros". Ironie du sort, c'était là que tout allait se terminer.
Je m'engouffrai dans les escaliers. Ma vue retrouva un semblant de normalité, excepté le fait que dans la pénombre des couloirs souterrains, j'y voyais comme en plein été. Dehors, le silence était retombé, emprisonnant une fureur passée dans sa gangue de poudreuse immaculée.
J'étais étrangement calme. Celui que je considérais comme mon meilleur ami venait de se faire descendre, mais je n’étais ni triste, ni angoissé. L’interface visuelle m’indiqua qu’il venait de délivrer toute une série de drogues compensatrices. Telle une vague venue du fond de la mer, je sentais leurs effets agir aussitôt. Mes muscles se tendirent, mon esprit s’affuta encore. L’efficacité prévalait sur le sentimentalisme, préservant par la même mes facultés de discernements . Et je n'avais que trois constats à faire : un sergent était mort, des snipers étaient apparus dans le secteur alors qu'on en avait pas vus depuis plus d'un an, et j'avais laissé mes hommes déserter leur zone. Ce qui faisait un bon paquet de paramètres suffisamment instables pour que la situation dégénère. Non, vraiment, ce n'était pas le moment de paniquer.
— Sergent ?
C'était Kalaz. Le pauvre type qui s'était fait éclater la main façon steak haché. Il saignait salement, et le morceau de cape que je lui avais filé était saturé. Ça gouttait sinistrement sur le sol gras du couloir de métro.
— Si tu t’endors, je t’achève ...
Je lui souris. Il me le rendit malhabile. Je déchirais un autre bout de ma cape, usée par le frottement et qui s'élimait par endroits.
— Quelles sont les réserves alimentaires ?
Un des soldats ouvrit son sac, et en ressortit un bon nombre plusieurs petits paquets d'aluminium encore intacts.
— Il reste encore ...
— C'est du sucre qu'il me faut.
Il me lança un sachet à peine plus gros qu'une enveloppe standard, bien gonflé. Je l'ouvrais d'un mouvement sec et précis.
— Kalaz, il va falloir retirer le tissu ...
— Vous ... vous êtes sur, sergent ?
— On n’a pas le choix. Si vous ne voulez pas perdre la totalité de votre bras.
Il hésita un instant, avant de dérouler lentement le bout de coton. Il siffla de douleur. Le sang recommençait à couler dangereusement. Il n'avait pas encore tout enlevé, mais ça puait la blessure foireuse à dix kilomètres. Ce fut une vraie torture de retirer les derniers tours, confirmant mon hypothèse.
L'auriculaire avait sauté, tout comme l'annulaire et le majeur. Une bonne partie des chaires sous-jacentes avaient fondu, ne laissant plus que des morceaux de tendons et d'os éclatés. Le tout dans une hémorragie sérieuse, qui semblait vouloir vider de son sang mon subordonné. Il ne pourrait pas sauver sa main, c'était évident. Et ce qui était plus évident encore, c'est qu'il ne passerait pas la journée sans soins en urgence.
Je lui versai rapidement le sucre, et il poussa un cri. Un cri inhumain. Ça ne dura que quatre, peut-être cinq secondes, et je remballai aussitôt sa main dans un morceau de cape "propre". Il m'observa avec une insistance inquiétante, en sueur, livide, et de temps en temps un frisson s'agitait le long de sa nuque. Vraiment, ça sentait mauvais.
Je m'assis à même le sol, retraçant en une fraction de seconde ce que je devais faire. Les hommes ne dirent rien, sans doute prêts à obéir. Eux aussi sentaient que ce n’était pas normal.
— Est-ce que l'un de vous a récemment emprunté la ligne militaire ?
Regards étonnés, ou pire, vides de sens.
— Bien, lançai-je, refroidi. Vous vous débrouillez pour monter deux binômes, équipés et prêts à partir dans le quart d’heure. Je veux savoir si le réseau du métro est encore exploitable, ou s'ils ont bouclé le secteur. Prenez de quoi vous défendre sérieusement. Si c'est un guet-apens, autant prévoir. Des volontaires ?
Silence gêné pendant de longues secondes, après quoi une main se leva timidement au dessus des têtes mal rasées.
— Soldat ?
— Soldat Arnaud Mesquier, sergent. Je veux bien intégrer ...
— Oui ou non ? Coupai-je froidement.
— Ou ... oui, sergent.
— Parfait. Qui d'autres ?
Comme par miracle, le nombre de mains augmenta soudain en des proportions un peu plus encourageantes.
— Dugommier ... Martin ... et ?
— Soldat Alexandre Erquin, sergent.
— Vous irez avec Martin, en direction de la BNF. Dugommier, avec Mesquier, direction Saint Lazare. Je veux un contact radio régulier, disons... toutes les minutes, moins en cas de problèmes. Verquez, vous vous chargez d’installer le poste de transmission ici même. S’il n'y a rien dans un quart d'heure, vous vous retrouvez tous ici.
— Bien, sergent.
— Je vais essayer de contacter l'État-Major.
Personne ne répondit. Peut être parce que ça voulait dire que le dernier sous-off' en état de commander les treize hommes de cette double unité risquait sa peau pour des pourris administratifs qui ne comprenaient jamais rien, ou pire, de travers. De dépit, je montai les marches, avant de me retrouver à l’air libre. À présent, c’était une neige abondante et immaculée qui recouvrait la place. On ne distinguait rien à plus de dix mètres. Le seul avantage que j’y voyais, c’est que personne ne se risquerait à viser dans la neige. Mais par prudence, je refermai le casque qui protégeait ma tête en cas de combat. Les infrarouges sont très efficaces, quelle que soit la météo.
Je me connectai sur le serveur militaire de secteur d’une simple pensée. Des dizaines de pages défilèrent devant mes yeux, immatérielles, laissant la lumière naissante pénétrer au plus profond de ma rétine silicée. En quelques secondes à peine, j’avais franchi plusieurs niveaux de sécurité sans un seul mot de passe, me retrouvant directement en attente sur l’holotranspondeur du lieutenant-colonel Debussy. C’était une urgence de premier ordre, et il ne traîna pas pour allumer l’appareil. Son teint gris et ses yeux verts d’eau illuminaient le minuscule espace entre mes yeux, le casque de protection et l’extérieur. Une mine désabusée lui mangeait le visage, ne lui tirant qu’un regard endormi et franchement antipathique.
— Je peux savoir à qui j’ai à faire ?
— Sergent Christian Dernaz, unité B-R59, secteur à circulation restreinte n°17, mon colonel.
— Ah oui, ça y est, je me souviens de vous. C’était vous le cyborg en costard à Noël, à l’hôtel ...
— Excusez-moi de vous couper mon colonel, mais on est dans de sales draps sur Bercy. J’ai un homme gravement touché, et le sergent Armestri a été abattu par un sniper.
— Attendez, vous parlez bien d’Armestri le prolo napolitain ?
— Oui, celui-ci. Et je suis seul à devoir gérer deux unités qui ont dû abandonner leurs positions pour sauver leurs peaux.
— Bien, répondit- il pensivement. Je réunis mon équipe en urgence et nous vous recontacterons sous peu.
— Mais ! Et mon soldat blessé ?
— Nous vous enverrons une équipe médicale sur place.
Et la communication fut rompue.

Mes hommes étaient revenus. Apparemment, la ligne n’avait pas servi depuis plusieurs mois, mais les dispositifs d’appels d’urgences pour les convois militaires étaient en bon état. Ce qui nous laissait une marge de manœuvre confortable pour rapatrier, dans le pire des cas, Kalaz sur Châtelet. Après m'être connecté sur le satellite militaire français, m'étant assuré qu'il n'y avait pas d'autres tireurs dans le coin, tout ce joyeux monde remonta là haut. Il était déjà aux environs de onze heures, et je n'avais aucune nouvelle de l’état major de l'Hôtel de Ville. Bien sûr, je m'en doutais un peu. Mais s'ils ne faisaient rien dans les heures à venir, le secteur allait devenir ingérable. Il fallait réintégrer la zone le plus rapidement possible.
— On va faire deux groupes de six hommes. L'un reste sur la Saharienne, l'autre prend en charge le secteur B-63. Un homme à la tête de chacun, qui me fournira un compte rendu heure par heure. Faites comme si c'était une journée ordinaire ...
Les mots sonnaient creux. Là, à vingt ou trente mètres, Armestri gisait dans son sang. J'aurais bien lancé une vanne douteuse à son sujet, en son souvenir, mais l'heure était vraiment grave.
— Et vous sergent ?
— J'attends l'équipe médicale qui viendra récupérer Kalaz d'ici peu. Je vous recontacterai, ne vous inquiétez pas.
Et les deux unités se sont séparées, comme si rien ne s'était passé.
On a marché un peu, avant de se glisser dans le hall d’un immeuble encore debout. Il y avait une épaisse couche de crasse au sol, ce qui ne nous empêcha pas de nous y assoir. Lui il grimaça un peu, regardant de temps en temps le linge souillé.
— Vous croyez vraiment qu’ils vont venir ?
Je restais silencieux un long moment, avant de lui répondre avec un sourire amical.
— Je l’espère...
— Vous n’avez pas répondu à ma question, sergent.
Je me mordis la lèvre. Bien sûr que je n’y croyais pas. Je voulais qu’il s’en tire, mais je n’avais pas le cœur à y croire. La dernière fois qu’on avait demandé une équipe médicale, il avait fallu attendre plus de soixante heures. Entre temps, le pauvre gars y était passé, bouffé par une gangrène gazeuse foudroyante. Il avait terriblement souffert, et j’avais dû l’achever.
Je le voyais encore, avec son regard suppliant, et nous, une dizaine, à ne rien pouvoir faire d’autre que le regarder agoniser, lentement. Et le plus ironique, ce fut lorsqu’enfin l’équipe arriva. On avait eu beau recontacter l’état major pour annuler l’intervention, ils sont quand même arrivés. Dire que l’accueil fut explosif était un euphémisme. La juste récompense de leur inaptitude. Par la suite, on a eu vent que le médecin avait été viré pour incompétence et mise en danger de ses patients. C’était un juste retour des choses pour nous. Malheureusement, ça avait couté la vie à un homme d’à peine vingt ans.
— Tu connais la réponse, Ahmed.
Il baissa les yeux, et un chapelet de larmes s’écoula sur le sol, dans un rythme incertain.
Il ne dit rien. Et moi, j’étais vraiment gêné. Jamais plus je ne voulais revivre cette torture.

On est resté là une bonne demi-heure, à contempler la neige qui ne cessait de tomber. On évitait soigneusement de se regarder dans le blanc des yeux. Je commençais vraiment à douter de ce que m’avait dit le lieutenant-colonel, quand un puissant ronronnement nous tira de notre léthargie. La poussière crasseuse vibra, se décollant en de fines particules qui ondulaient doucement. Je me levai, n'osant espérer qu'enfin, ils nous aient pris au sérieux. Peut-être même quelques hommes supplémentaires avec un peu de chance. Je sortis du hall, Kalaz derrière.
Le Transporteur s'était posé. Le puissant moteur à plasma vibrait sourdement, de pâles halos bleutés s'échappaient des tuyères latérales. Sa forme ronde et anguleuse à la fois, sa peinture grise et noire, les courtes ailes mobiles repliées, tout dans cette machine de guerre rappelait les antiques hélicoptères depuis longtemps cloués au sol, faute de carburants. Le bruit baissa en intensité par à-coup, devenant souffle sourd.
La porte arrière était descendue, et à ses pieds se tenaient trois hommes. Deux étaient visiblement des militaires réguliers de l'armée, droits dans leurs bottes et leurs tenues rutilantes. Le troisième portait un simple treillis, mais une bonne quantité de médailles sur son poitrail semblait vouloir dire "je suis au dessus de vous". Ce n'était ni plus ni moins que le lieutenant colonel Debussy. En me voyant marcher vers lui, il sourit.
— Mes respects, mon colonel.
— À vous de même, sergent.
— Qui sont ces hommes ? demandai-je en leur adressant un regard furtif
— Les sergents Onfroy et Moulin. Ils assureront le commandement des unités B-R59 et B-R63.
— Attendez, vous voulez dire que ...
— Vous êtes relevé de vos obligations sur le secteur. Nous souhaitons en savoir plus sur l'attaque de ce matin.
— Et ... le soldat Kalaz ?
— Il va nous accompagner également. Une équipe médicale se chargera de lui à l'Hôtel de Ville.
— Mes hommes ne sont pas au courant ... Qui va ...
— Ne vous inquiétez pas. Nous nous en occupons.
Son regard se voulait chaleureux, mais il était insistant.
— Bien.
Surpris, je montai à sa suite dans le Transporteur. Ce n'était vraiment pas ce à quoi je m'attendais.


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