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Minas Tirith, une place faible


Par : Ostramus
Genre : Fantastique
Statut : Terminée



Chapitre 1 : Une place faible


Publié le 09/11/2013 à 18:39:59 par Ostramus

Minas Tirith ! Minas Tirith, la Tour de Garde. Minas Tirith, la fière capitale du Gondor qui se dresse dignement face aux sombres montagnes du Mordor. Citadelle magnifique, d’une architecture remarquable, d’une histoire riche et illustre, avec autant de personnages héroïques et tragiques, elle évoque la grandeur et prête à l’enchantement. Minas Tirith est si prestigieuse dans la Terre du milieu, si imposante et si grandiose pour le modeste lecteur que la cité devient à elle même la métonymie de la sureté, de la solidité avec le courage pour mortier. Toutefois, en lisant les descriptions et en regardant l’adaptation cinématographique, un œil averti et quelque peu critique ne peut s’empêcher de constater la faiblesse de cette place forte, et de s’interroger sur l’efficacité de ses défenses au regard de l’étonnante facilité avec laquelle les armées de Sauron ont pénétré dans la citadelle, sensée imprenable. Il bien faut l’avouer : le siège dans le Retour du Roi est proprement catastrophique.

Le 13 mars 3019 du Troisième Âge, les troupes du Gondor furent submergées sous le nombre des assaillants et les Hommes durent se retrancher dans la Cité Blanche, abandonnant le Rammas Echor et les Champs du Pelennor à l'ennemi. Commença alors le très — trop — bref siège de Minas Tirith. Dès le lendemain, le premier niveau subit des dégâts importants sous le feu de l'ennemi et au matin du 15 mars, la Porte fut brisée sous les coups de Grond, le puissant bélier forgé en Mordor. Le Roi-Sorcier d’Angmar put alors traverser la Porte que nul ennemi n'avait jamais franchie. Toutefois, il se retrouva face à Gandalf et dut rebrousser chemin lorsque les cors des Rohirrim retentirent dans la plaine, annonçant la charge des cavaliers menée par le Roi Théoden. Le siège dura deux jours. Deux malheureuses journées auront suffi à pénétrer dans l’une des plus formidables forteresses de la Terre du Milieu. Le seul siège plus rapide dans l’Histoire réelle est celui de la Bastille, et encore, le gouverneur avait fini par ouvrir les portes aux assaillants et les soldats royaux avaient déserté la place. Même le record de Vauban, le meilleur poliorcète du monde, est de huit jours pour la prise de Maastricht, avec un meilleur équipement, et une des fortifications fatiguées. Alors Minas Tirith, qui est sensée être la meilleure place forte, peut-être après le gouffre de Helm, accuse une performance déplorable alors que sa première enceinte est sensée être indestructible. Cela laisse songeur…

Une question évidente s’impose au regard de cet épisode honteux pour le Gondor : quelle est l’origine de ce désastre ? Doit-on blâmer le réalisateur Peter Jackson pour avoir porté à l’écran une forteresse plus esthétique que pratique ? Peut-on accuser Tolkien d’avoir des lacunes en architecture médiévale ou d’avoir façonné un récit bancal ? Ou alors la faute est-elle imputable à Denethor II, l’intendant mentalement dérangé, d’avoir mal entretenu et mal défendu la cité dont il avait la charge ?

Une œuvre

Il convient dans un premier temps de replacer Minas Tirith dans l’œuvre dont elle émane. Avant toute chose, Tolkien était un linguiste, très porté sur la culture nordique, à savoir qu’il s’intéressait davantage aux caractéristiques intrinsèques de certaines peuplades, qu’à leur efficience d’un point de vue architectural. Malgré les intentions de Tolkien pour conférer à la Terre du Milieu un passé héroïque médiéval, ses récits sont privés du moins de référents architecturaux, sinon de détails précis. Ceci s’explique par l’implication de l’auteur dans le projet profondément nostalgique de ressusciter le monde médiéval perdu et ses valeurs.
Si l'objectif de Tolkien était d'écrire un Beowulf moderne, il semble que Peter Jackson lui ait permis de réaliser pour partie sa vision. Les moyens pour créer cet univers filmique populaire, cependant, sont loin d'être subtils et répondent aux codes hollywoodiens où l’architecture est un instrument au service de lisibilité de l'histoire par le biais de l'imagerie. En conséquence, le film comporte un large spectre d’architectures variées dont les caractéristiques sont à la fois décomposées et harmonieuses. Gardons à l’esprit que la Terre du Milieu est un monde complexe où des forces occultes opèrent en permanence. En maintenant le silence sur les détails stylistiques, Tolkien entendait élaborer un récit dont la force reposerait avant tout sur la dramaturgie que sur une qualité formelle. Il délègue à l’imagination du lecteur le soin d’échafauder une réalité enchanteresse grâce aux indications ciselées du texte.
Ainsi, il serait aisé d’objecter que ces considérations ne sont pas les éléments majeurs du récit, or force est de constater que nombre de ressorts importants du récit reposent sur des constructions remarquables. Pire, l’architecture est un élément central, vecteur de dépaysement et d’émerveillement. Qui n’a pas rêvé de passer des vacances à Fondcombe ou de se construire une demeure à l’image de Cul-de-sac ? La nature ayant horreur du vide, Jackson s’est donc empressé de le combler à grands frais d’images de synthèse et de constructions insolites, occultant l’ampleur mythologique du récit si bien que l’esprit du spectateur n’est plus transporté, et cherche à appréhender de manière logique un univers qui ne l’est pas. Loin de briser l’émerveillement, cela conduit à une lecture plus concrète de Minas Tirith et de considérer la citadelle au travers du prisme d’une analyse architecturale précise.

Un monstre

Minas Tirith est une chimère qui n’a jamais été clairement décrite. En 1944, Tolkien entreprit de faire une esquisse de la citadelle : elle restera inachevée. Seuls le dernier niveau et quelques détails de maçonnerie de la dernière enceinte y figurent. Il est impossible de savoir si l’auteur n’a pas terminé le dessin par manque d’inspiration, de talent graphique, ou de temps. Quant aux livres, ils sont avares de descriptions architecturales. Ainsi, Peter Jackson a dû inventer une nouvelle histoire architecturale pour son scénario afin de compléter la vision de la Terre du Milieu. Dans les films, la vraisemblance cède le pas au spectacle pour répondre à la nécessite de lisibilité immédiate au détriment de la subtilité. Telle qu’elle apparaît dans la trilogie, Minas Tirith n’a d’un point de vue purement stylistique rien de très nordique pour la simple et bonne raison qu’il n’y a tout simplement pas d’architecture nordique. La Scandinavie est demeurée une région satellite de l’Europe, et si les Vikings ont envahi divers pays, ce n’était pas tellement par désir d’enrichissement que par nécessité compte tenu de la pauvreté de ces pays durant des siècles. Ainsi, les seules constructions significatives sont les Stavkirkes : des églises typiques en bois avec un enchevêtrement de toitures fractales, tandis que les habitations ne se différenciaient guère des masures anglaises et les équipements publics de ceux sur le continent. Ainsi, seule Edoras, la capitale du Rohan, correspond le mieux aux canons nordiques qu’aucun autre lieu visible dans les films.
Minas Tirith est donc une sorte de Frankenstein architectural. Les arcades sont empruntées à l’architecture romane, l’alternance bichromique entre le noir et le blanc de l’empierrement rappelle furieusement les motifs du gothique vénitien dont la cathédrale de Florence ou la basilique de Pise sont les réalisations les plus manifestes, la blancheur se rapproche des édifices hellènes et les coupoles s’approprient certains codes byzantins et arabisant dont la basilique Sainte Sophia à Istanbul est caractéristique. Quant à la silhouette générale, il est de notoriété publique que le mont Saint Michel a servi d’exemple. Néanmoins, malgré la pluralité des sources d’inspiration, il est appréciable de voir que ces emprunts, non seulement sont cohérents, mais en plus sont pertinents d’un point de vue historique puisqu’ils correspondent bien au Moyen-Âge où ces dispositifs sont apparus et furent employés. Ainsi, il y aurait peu de reproches à faire aux films. D’une part, la dimension manichéenne qui domine l’œuvre de Tolkien est respectée par les rondeurs des dômes d’Osgiliath et la blancheur de Minas Tirith qui tranchent avec les fortifications acérées de Minas Morgul et les géométries pointues du Mordor. D’autre part, la réalisation et son équipe ont réussi à éviter l’écueil du cliché en prenant garde de ne pas offrir la vision d’une forteresse médiévale avec murs et donjons constellés de mâchicoulis.
Au contraire, à travers des citations stylistiques spécifiques, Jackson façonne un air d'historicité nécessaire pour donner le ton ancestral au récit : l’architecture fonctionne davantage comme un signifiant de la périodicité pour situer le récit dans le temps héroïque. La cité apparaît comme en relief avec la signature archéologique de monuments médiévaux : vastes étendues de marbre blanc, des cours en pierre de taille, statues altières. Cette typologie simpliste produit une unité filmique unique à seul dessein d’être familier pour l'imagination populaire, car Peter Jackson est resté fidèle à une grande tradition théâtrale où l'architecture reste un contexte visuel intensifiant l'effet psychologique. Le réalisateur a donc pris soin de réinterpréter la place forte à dessein de respecter Minas Tirith dans son essence, faisant apparaître ses principales spécificités sans chercher à corriger les défauts de la citadelle, si ce n’est en renforçant son esthétique pour occulter l’inefficacité défensive de la capitale.

Une anecdote

La seule ligne de défense extérieure se situe autour de la cité dans les champs du Pelennor, avec le Rammas Echor, un long mur extérieur édifié après la chute de l'Ithilien sous l'ombre de l'Ennemi. Il est possible de retenir aussi une porte gardée entre deux tours fortifiées à quatre lieues au nord-est qui protégeait la voie venant d'Osgiliath. Deux outils militaires bien modestes au regard des guerres passées, à tel point que Peter Jackson ne les fera même pas apparaître dans ses films. Toutefois, les tours d’Osgiliath sont moins intrigantes que les ponts franchissant le fleuve Anduin. Ils apparaissent trop solides pour permettre de les détruire facilement en cas d’attaque, chose qui se confirmera dans le film lorsque l’armée menée par le Roi-Sorcier abat une passerelle pour assurer l’avancée des troupes. On est lieu de croire qu’un système de franchissements en bois ou de ponts à bascule auraient été les bienvenus pour empêcher, en tout cas ralentir plus efficacement l’ennemi.
Ensuite, Minas Tirith domine une vaste plaine vierge, pratiquement désertique, sans le moindre piaf à des kilomètres à la ronde. Certes, le Seigneur des Anneaux se veut ancré dans une époque figée technologiquement dans le Moyen-Âge, or cette période couvre mille ans et a permis de mettre au point toute une panoplie de forteresse. Le contexte technologique n’est donc pas pertinent pour expliquer les défauts de conception de Minas Tirith. Alésia avait un système de défense mieux adapté que Minas Tirith, c’est dire… En effet, la forteresse gauloise avait un glacis constellé de fosses, de pièges, de talus, de pieux dressés et de menues tourelles afin d’empêcher l’armée ennemie de s’approcher. Une autre pratique consistait à asperger les champs de pois ou de pétrole afin de les enflammer au passage de l’ennemi, lui causer des pertes et d’hypothéquer son ravitaillement. Il est également possible de citer le cas de Massada située dans l’actuel Israël, où une petite cité fortifiée sur un éperon rocheux a résisté presque un an à l’armée romaine, pourtant très bien équipée et expérimentée. Minas Tirith ne tire pas non plus tellement avantage de sa position, et il aurait été tout à fait envisageable de doter la cité d’une retenue d’eau en captant des ruisseaux de montagne pour alimenter en eau la ville et les fermes qui l’entouraient, et à l’occasion, s’en servir pour inonder les champs ou submerger l’ennemi lors d’un siège.
La cité de Tolkien n’a rien de tout ça, avec seulement des champs et quelques fermes tout autour, sans même ne serait-ce qu’un fossé pouvant gêner l’accès des engins tels que les béliers, les trébuchets ou les tours de sièges. Dans un cas comme dans l’autre, celui d’une cité nichée dans la campagne, ou d’une citadelle alerte et bien équipée, c’est caricatural, et la forteresse en devient presque une anecdote dans le territoire, une sorte d’absurdité dans le paysage. Pas étonnant que Sauron ait eu envie de la rayer de la carte.

Une inversion

Les plans de Minas Tirith seraient proposés à un seigneur du Moyen-Âge ou de la Renaissance qu’il n’en voudrait pas. Ce n’est pas pour rien que les plans de forteresses circulaires proposés par Alberti à la Renaissance ne furent jamais mis en application et n’ont eu pour seule utilité que de nourrir le phantasme des architectes de concevoir des cités de géométrie ronde.
La forme radioconcentrique de Tour de Garde est en effet sujette à caution. Il n’existe aucun indice qui permet de déterminer si cette organisation est issue d’une volonté bien définie ou si elle est le fruit d’un agrandissement successif, à la manière des villes européennes qui reconstruisaient un mur d’enceinte pour protéger les nouveaux quartiers. Dans tous les cas, il s’agit d’une disposition malheureuse quand l’ambition nourrie est d’être imprenable. Il faut savoir qu’une masse humaine présente des propriétés comparables aux liquides, si bien que la mécanique des fluides peut tout à fait s’appliquer à l’étude des déplacements de foules, en l’occurrence, une armée. Dans ce domaine, les formes courbes assurent une meilleure circulation, ce qui se vérifie dans la nature avec le tracé des fleuves qui se tortillent en de multiples circonvolutions avant de se jeter dans la mer, et il n’existe aucun cas de cours d’eau naturel présentant des angles droits. En effet, l’orthogonalité est une création humaine, et tout de qui est carré freine plus efficacement la circulation quand ce qui est courbe la facilite. La forme ronde de Minas Tirith n’est donc pas adéquate puisqu’elle concourt aux déplacements à ses abords comme un fluide ou un gaz virevoltant sur les courbes de la carrosserie d’une voiture bien dessinée. Ainsi, il est absurde d’adopter pareille géométrie quand l’objectif est de bloquer les assaillants. Une forteresse se doit d’avoir des angles brisés, soit autant de facettes pour tirer sur l’ennemi, multipliant les angles de mirs, ce qui est une force pour la défense et un redoutable handicap pour l’attaquant qui doit gérer plusieurs fronts.
À cet égard, Minas Tirith est particulièrement pénalisée. Le mur extérieur du niveau le plus inférieur — désigné sous le nom d'Othram (« Mur de la Cité ») — est particulièrement haut et épais, sa surface lisse est constituée d'une roche noire semblable à celle dans laquelle avait été taillée la formidable tour Orthanc. Tous les murs de la cité sont blancs à l'exception de celui-ci ; détail qui passera à la trappe dans les films. Ce mur constituait en théorie une défense remarquable et assurait à la cité une inviolabilité pratiquement parfaite en cas de siège. L’argument de la solidité ne tient pas, car dans les faits cela n’est absolument pas le garant d’une défense à toute épreuve. L’assaut du gouffre de Helm en témoigne. En effet, si les forteresses de Vauban parvenaient à maintenir en respect toute forme d’ennemi, cela était possible grâce aux arrêtes bastionnées, permettant d’abattre quiconque attaquait de front l’enceinte. Ces volumes se dégageaient du mur d’enceinte de la citadelle pour offrir le moyen de tirer sur le flanc des assaillants, voire pratiquement dans leur dos. C’est tout l’inverse à Minas Tirith. La forme courbe n’autorise que des tirs en tangente de l’arc de l’enceinte si bien qu’un poste trop éloigné ne peut pas tirer à cause de la courbure à la manière d’une île dissimulée derrière l’horizon de l’océan. Les soldats gondoriens ne peuvent donc atteindre leur ennemi qu’à son aplomb, limitant le nombre de projectiles potentiels là où le système Vauban permettait de mobiliser des dizaines de soldats sur une cible. Minas Tirith inverse cette proportion à l’avantage de l’ennemi.
Ceci dit, quelle que soit la robustesse d’un mur, il reste un mur, avec un sommet, et à moins qu’il ne se dresse jusqu’aux cieux, il est franchissable. Indestructible, peut-être, mais pas infranchissable, aucun mur ne l’est, si bien que Minas Tirith n’est pas à l’abri de toute une panoplie d’engins de siège comme les tours mobiles ou même simplement les échelles, à condition d’être correctement protégées et que les défenseurs soient neutralisés. Par ailleurs, si un mur ne frôle pas le ciel, il ne descend pas non plus jusqu’au tréfonds de la terre, si bien qu’un tunnel est une option tout à fait envisageable et qui s’est vérifiée lors de nombreux sièges au cours du Moyen-Âge. De plus, la nature irrégulière des murs adoptée dans les films, avec des volumes saillants, offre plus de points faibles aptes à être entamés. Une surface lisse où les boulets roulent et devient, est nettement plus appropriée, d’ailleurs, c’est ainsi qu’est décrit le premier mur d’enceinte dans les livres. Peter Jackson a tranché pour le spectaculaire et l’esthétique, probablement qu’une ceinture noire obsidienne aurait eu un impact moins saisissant que les menues excroissances architecturées visibles à l’écran.
Peu importe, l’avantage stratégique que supposent le nombre et l’épaisseur des enceintes est ici réduit à néant puisque Minas Tirith s’étale tout en hauteur sur le flanc du mont Mindolluin. La cité est sensée faire 300 mètres de haut en comprenant la flèche d’Echtelion, cependant Tolkien n’a jamais précisé le diamètre de la cité. La géographe américaine Karen Wynn Fonstad avait publié un atlas de la Terre du Milieu en 1991 où elle estimait ladite mesure à 3100 pieds, soit environ 945 mètres. Dans le film, ce rapport de proportion ne semble pas respecté puisque la forteresse paraît aussi haute que large. Pour être plus précis, elle adopte des dimensions similaires à celle d’une pyramide, si bien que la hauteur avoisine les deux tiers de la longueur de la base, en l’occurrence son diamètre concernant Minas Tirith, lequel est plutôt de 600 mètres environ. Cela constitue une faiblesse supplémentaire puisqu’avec 7 enceintes, elles se retrouvent séparées de seulement 75 mètres, alors que les dimensions supposées de Fonstad assuraient un écartement de presque 120 mètres. En effet, un trébuchet, comme en possède l’armée de Sauron, pouvait envoyer des boulets de plus de 100 kilos à plus de 200 mètres avec une cadence d’un à deux tirs par heure. Ainsi, en admettant que les engins de siège soient positionnés à 100 mètres de la première enceinte, les orques pouvaient atteindre deux lignes de fortifications dans le film, puisque la seconde étant 75 mètres plus loin, elle était dans le rayon d’action puisqu’en dessous des 200 mètres. Or avec un diamètre plus large et un écartement d’autant, cela porte à 220 mètres la seconde enceinte, soit au-delà de la portée de la machine. De toute manière, l’armement de Sauron dans les films comme dans les livres est étrange, car un trébuchet comme mangonneau ne peut pas dépasser les 150 à 200 mètres. Des balistes auraient été bien plus appropriées, avec une portée de 500 mètres et une cadence de tir plus grande. Cela aurait permis d’être hors de portée des propres trébuchets de Minas Tirith et de leurs archets.
Ainsi, les sept murs d’enceinte ont beau se trouver à l’intérieur de la citadelle, ils restent très exposés et constituent des cibles très faciles à atteindre à l’aide d’un trébuchet correctement manœuvré. Cela est confirmé quand Gimli constate de son œil expert que la meilleure maçonnerie de la ville est dans les niveaux inférieurs, a priori ceux censés être les plus anciens et les plus à même d'être au contact de la bataille. On peut facilement en déduire que les niveaux supérieurs sont moins résistants et sans doute plus décoratifs, bien que plus anciens. Vauban avait très bien compris cela, et élaborait systématiquement ses forteresses avec le moins de volumes élevés, jusqu’à enterrer le maximum de bâtiment. Cela réduisait les surfaces exposées à l’ennemi, et les murs se révélaient être de gigantesques contreforts, si bien que même en tirant au canon des semaines durant, ils ne pouvaient pas s’écrouler, encore moins ouvrir une brèche puisqu’il y avait de la terre derrière et que la ville était en amont. Les gens oublient trop souvent que grâce au génie de Vauban et ses constructions, le territoire de la France est demeuré inviolé pendant près de deux siècles. Bien entendu, la France n’est pas le Gondor, et l’époque de Vauban ne correspond pas au Moyen-Âge, mais il est admis qu’une place forte orthogonale et basse est plus difficile à prendre d’assaut qu’une pièce montée architecturale.

Une absence

Un élément attire l’attention au point d’en devenir obsédant, notamment parce qu’il brille par son absence : les douves. Ce sont généralement des fossés larges et profonds remplis d'eau, creusés de manière à former un obstacle contre les attaques des remparts et autres fortifications. L'usage des engins de siège, comme les tours, les béliers, qui nécessitent l’accès aux murs d’enceinte, aurait été rendu difficile voire impossible avec des douves, si bien que l’armée n’aurait pas pu frapper l’unique porte de la citadelle. Minas Tirith est sensée être un fleuron d’urbanisme militaire et de défense, mais elle n’a pas de douves ! Peut-être l’architecte était-il apparenté à celui qui a conçu le gouffre de Helm car lui aussi n’en avait pas. Toujours est-il qu’une place forte sans douve, c’est comme une maison sans toit, ça n’a pas de sens. Minas Tirith serait perchée sur un éperon rocheux ou fichée sur une île, cela se comprendrait, or que se soit dans les descriptions de Tolkien comme dans les films, la cité est entourée par les champs du Pelennor, soit une vaste plaine, plate et dégagée. Rien ne justifie leur absence, pas même l’argument de transposition historique au Moyen-Âge puisque les douves sont un système de défense très ancien comme en atteste la forteresse de Bouhen dans l’Égypte ancienne. La place forte date de la XIIe dynastie, soit deux mille ans avant notre ère, et elle avait des douves. Quand bien même, c’est incohérent de doter Minas Tirith d’une enceinte faite d’une pierre extrêmement solide pour de l’autre côté imaginer une porte d’entrée à l’efficacité symbolique. Ainsi, sans douve, elle n’est pas protégée par un pont-levis, ce qui explique pourquoi le bélier Grond a pu si facilement l’atteindre. De plus, la porte n’est pas doublée comme c’est souvent le cas pour les forteresses de bonne taille, et elle ne dispose pas de herse.
À dire vrai, et pour faire preuve d’un minimum d’honnêteté intellectuelle, le seul avantage stratégique notable de Minas Tirith réside dans son implantation et sa circulation interne. Suspendue sur le flanc de la montagne, la citadelle force l’adversaire à attaquer sur un unique front, permettant de protéger en arrière des édifices importants, et il ne serait pas absurde de penser que les greniers, les arsenaux et les résidences y aient pris place. L’ordonnancement interne oblige quant à l’assaillant, en cas de pénétration, à emprunter une unique route tortueuse en lacet avec tout du long des pièges et des dispositifs pour ralentir l’ennemi et rendre son ascension pénible. Minas Tirith présente ainsi la particularité d’être une sorte de poupée gigogne urbaine, misant sur ses sept enceintes comme un outil défensif sûr là où les forteresses n’en comptaient généralement que deux à l’image de Carcassonne, qui n’a jamais été prise. Un inconvénient pour les assiégeants à n’en pas douter… Oui, mais quid des défenseurs? Amener des troupes d'un niveau à l'autre devait être plutôt long et fastidieux selon le matériel (les armures et les projectiles pour les engins de guerre devaient sont lourds et peu aisés à manipuler) et les compagnies devaient souvent arriver en retard, d'où l'importance de correctement positionner les troupes. Or Denethor ayant un peu perdu l'esprit, Boromir étant décédé, le moral assez bas, il y a fort à parier que cette répartition ne pouvait pas être optimale.
Toutefois, si cet atout est important, il est révélateur des lacunes militaires de la cité : elle compte davantage sur cette disposition que sur un système en externe. Une bonne forteresse doit impérativement empêcher toute pénétration, et il est illusoire d’avoir la prétention d’être une place forte imprenable, quand sa principale spécificité militaire se fonde sur l’éventualité d’une brèche et d’une incursion ennemie. C’est une conception introvertie et pessimiste.

Un déclin

Une autre lecture de la ville réside dans l’analyse de son environnement, de son système de défense externe, et sur ce point, nous savons en vérité peu de choses puisque Tolkien s’est montré très évasif sur la question au travers de ses œuvres. En effet, toute structure défensive isolée est fragile si elle ne fait pas partie d’un système plus global de sorte que l’intégrité d’un territoire ne repose pas que sur un unique dispositif. Il convient pour cela de remonter dans le temps pour comprendre les origines de la cité, le contexte géopolitique et les conséquences sur son intégrité telle qu’elle est décrite dans le Retour du Roi.
Après la ruine de Númenor, Isildur et Anárion furent emportés au sud ; en 3320 du Second Âge, Anárion s'installa à Minas Anor tandis qu'Isildur choisit de demeurer à Minas Ithil. Entre les deux cités-forteresses fut construit Osgiliath, la capitale du Royaume du Sud. Grâce à son implantation sur le fleuve Anduin et les plaines fertiles à proximité, dont le Pelennor, la cité se développa et devint un centre économique et politique contrairement aux deux citadelles, nichées dans les montagnes. Ces dernières étaient alors complémentaires puisqu’en 3429, quand Sauron s’empara de Minas Ithil, Anárion put organiser la défense du pays depuis Minas Anor et ainsi repousser l’ennemi à l’est, dans le Mordor. Au passage, il n’est jamais décrit la méthode employée par le seigneur maléfique, méthode qui aurait pu être étudiée de sorte à éviter à ce qu’elle soit reproduite contre Minas Anor. Il n’en fut rien et cet équilibre précieux se brisa.
En 420 du Troisième Âge, Minas Anor fut restaurée et agrandie contrairement à Minas Ithil. Pendant les siècles suivants, les rois du Gondor n’eurent de cesse d’améliorer la cité-forteresse dont l’apogée sera marqué par la construction de la Tour Blanche en 1900. Cette tour, dite d’Echtelion, marque alors un tournant pour le Gondor. D’une part pour Minas Anor, car cette construction était d’apparat, sans qualité militaire, montrant que les volontés d’embellissement l’emportaient dès lors sur les impératifs stratégiques. D’autre part pour Minas Ithil qui, ne disposant pas de la même richesse, conserva son état initial et fut condamnée à demeurer dans l’ombre de sa fastueuse sœur. L’écart devait être d’autant plus important que Minas Ithil avait essuyé un siège donc il est plus que probable que l’argent à disposition avait dû servir à la restauration et son entretien quand Minas Anor s’embellissait. L’orgueil des rois, associé à une répartition inégale des fonds du Trésor, creusa avec le temps un fossé plus large encore que le fleuve Anduin qui les séparait.
Cette différence se solda un siècle plus tard, en 2002 du Troisième Âge, par la prise de Minas Ithil par l’ennemi pour devenir la sombre et inquiétante Minas Morgul tandis que la fière Minas Anor fut rebaptisée Minas Tirith, qui signifie la Tour de Garde en sindarin. Suite à cette défaite, la citadelle devint la dernière digue pouvant retenir les armées de Sauron puisqu’Osgiliath n’était pas fortifiée. La situation ne s’arrangea pas avec le temps, car en 2050, après la disparition d'Eärnur, le dernier Roi de Gondor, les Intendants régnèrent au nom des Rois jusqu'en 3019.
Au regard des années, il est étrange de constater que Minas Morgul soit restée mille ans aux mains des Nazguls sans qu’aucun intendant n’ait jamais essayé de la reprendre, de ce qu’on en sait… Il est tout aussi étrange de songer que sur la même période, ni Minas Tirith ni ses alentours ne furent renforcés ou consolidés de nouvelles constructions aptes à pallier à la perte de Minas Ithil. Le Rammas Echor aurait pu être surélevé ou doublé, Osgiliath aurait pu édifier un mur d’enceinte protecteur tandis qu’un autre aurait pu contenir Minas Morgul à distance à la manière de la Grande Muraille édifiée pour parer les attaques mongoles. Les autorités gondorienne auraient pu repenser leur système de défense de bien des manières au lieu de… ne rien faire et espérer que plus aucun orque ne vienne toquer à leur porte, ce qui finira par se produire au bout du compte.
Pendant le dernier millénaire du Troisième Âge, le Gondor s'affaiblit et sa population diminua. En fait, l’état de Minas Tirith est consubstantiel à celui du pays. Avec une économie plus moribonde, des dirigeants peu soucieux, le royaume perdit de sa superbe et nul ne songea à repenser l’appareil défensif du pays qui ne reposait alors que sur sa gloire passée, à l’instar de l’Empire romain déclinant.

Une anomalie

L’architecture se révèle être un excellent vecteur pour communiquer la paralysie accablant le monde au moment de l’undécante-unième l’anniversaire de Bilbon. Le seigneur Denethor est prostré dans le silence du palais, entouré seulement par de sombres pensées et les statues rutilantes des anciens rois. Théoden a l’esprit empoisonné par Gríma et la Moria est à peu de chose près une catacombe géante. Ce contraste entre la civilisation représentée par une architecture digne et la corruption des gouvernants participe pour l’essentiel au sentiment de catastrophe imminente dans la Terre du Milieu qui est renforcé par l'omniprésence des ruines. Les tours de guet d’Amon Hen et d’Amon Sûl sont décrites comme des ruines avec une maçonnerie lézardée par le temps et l’usure des combats. Et bien sûr, la ville d'Osgiliath est abandonnée.
Toutefois, si ce déploiement d’images spectaculaires aide à la compréhension de la nature exacte du conflit en Terre du Milieu, ils dissimulent des détails troublants. D’un point de vue scénaristique, il y a un élément qui s’apparente à une grossière anomalie dans la continuité de l’altération des forces humaines. Le mythe Tolkien, celui du brillant écrivain d’Oxford élaborant son histoire comme un orfèvre enfilant des perles, tant à s’écorner légèrement quand on s’attarde sur une vision globale de son œuvre, en tout cas de la trilogie. Il n’est pas question d’attaquer l’auteur en tant que tel, mais plutôt de briser l’aura qui le nimbe comme le Pape de la Fantasy et de cesser d’excuser les faiblesses du récit par la richesse de son univers. Tolkien lui-même en avait conscience, en témoigne l’abondante correspondance avec son fils Christopher où il exprimait ses doutes et la difficulté qu’il rencontrait à rendre cohérent des textes dont l’écriture était distante par des années de recherche et de création. C’est un excellent constructeur de monde, mais ses récits ne sont pas mirifiques. L’examen approfondi de son œuvre n’est pas pertinent céans, il importe davantage de se concentrer sur les éléments en corrélation avec le sujet des fortifications.
Le siège de Minas Tirith semble être un bégaiement du second tome de la trilogie tant les similitudes sont nombreuses avec l’assaut du gouffre de Helm. Il est question dans les deux cas d’une menace en provenance d’une tour contrôlée par Sauron : Isengard envoie son armée au gouffre, tandis que les troupes assiégeant Minas Tirith viennent de Barad-dûr. Les peuples accablés se réfugient dans une place fortifiée ancienne et prestigieuse, prétendument imprenable, mais qui présentent les mêmes défauts : une armée en sous-effectif, l’absence de douves et de pont-levis, une unique entrée et aucun système défensif externe. À chaque fois le combat est court, une nuit au gouffre et deux jours pour la Cité Blanche, et la place forte accuse une brèche dans l’enceinte provoquée par l’ennemi, une bombe dans l’égout pour l’une et un bélier pour l’autre. Enfin, alors que les créatures pénètrent les lieux et que le son de leurs pas hardis semble sonner le glas, une aide providentielle se manifeste avec les Erkenbrands et les Huorns accompagnés au gouffre de Helm, et Aragorn secondé du Rohan et des morts pour le siège de Minas Tirith, avec dans les deux cas, Gandalf qui sauve la mise. Tout ceci fait un peu répétitif, et le siège du Retour du Roi délivre une désagréable impression de déjà vu en dépit des variances. Même Peter Jackson ira jusqu’à tourner sur le même site les deux attaques. Les mêmes ressorts scénaristiques conduisent à la même issue, ainsi, l’incertitude présente au gouffre de Helm est moins présente à Minas Tirith.
Le siège d’Osgiliath demeure bien mystérieux. Il est abordé de manière similaire dans les livres et dans les films, en étant traité rapidement, sans doute pour mieux refléter l’imminence et la violence de l’adversaire dont la progression semble implacable. Pourtant, il s’agit d’un épisode qui en plus de faire vaciller les forces gondoriennes, fait vaciller les lecteurs des ouvrages faisant preuve d’une bonne mémoire. Osgiliath est importante dans le sens où elle est le théâtre de conflits bien avant les premiers combats de la Guerre de l'Anneau. En 1437 du Tiers Âge, lors de la Lutte Fratricide, la ville fut incendiée et le palantír fut perdu dans les eaux de l'Anduin. La population fut lourdement atteinte lors de la Grande Peste en 1636, ce qui contribua à son déclin pour perdre son statut de capitale quatre ans plus tard au profit de Minas Anor. Lors de la prise de Minas Ithil par les Nazgûl, en 2002 du même âge, les derniers habitants désertèrent. À partir de cette période, Osgiliath devint un terrain d'affrontement entre Minas Tirith et Minas Morgul. En 2475, la ville fut totalement saccagée par les légions Uruk-Hai du Mordor, et bien que l'attaque fut repoussée, la ville fut alors totalement désertée pour n'être plus jamais repeuplée.
Après avoir été ravagée par le feu, la maladie et les armes, et être demeurée un champ de ruines pendant un peu plus de mille ans, Osgiliath, ou ce qu’il en reste, est à nouveau attaquée par Sauron le 20 juin 3018, qui entend faire passer ses troupes en utilisant les ponts sur l’Anduin, seul accès à la rive ouest. Or c’est faux. En effet, Sauron a déjà franchi le fleuve en 3429 du Second Âge pour aller toquer à la porte de Minas Anor après avoir pris Minas Ithil. À cette époque, Osgiliath et ses ponts n’existaient pas étant donné que la ville a été fondée à la fin de cet âge, après que l’ennemi ait été repoussé en Mordor. Ainsi, Sauron avait forcément trouvé un autre moyen ou un autre endroit pour faire passer ses troupes au-delà du fleuve, et on est en lieu de penser qu’il aurait pu faire de même sans traverser Osgiliath qui était vaguement fortifiée, en tout cas avec quelques garnisons sur place. Tolkien ne donne aucune indication mis à part le fait que le fleuve Anduin est le plus étroit à Osgiliath, ce qui suppose plus de facilité pour le franchir. Cet argument n’est pas recevable puisque les troupes gondoriennes sont surprises par des embarcations assemblées par les orques, ce qui prouve que l’armée ennemie pouvait très bien franchir le fleuve sans les ponts ailleurs. De plus, Sauron a fait rebâtir un siècle plus tôt Barad-dûr, probablement par des gobelins. Il avait ainsi à disposition les moyens, le savoir-faire et la main d’œuvre pour ordonner la construction d’un pont sur l’Anduin. Cela aurait d’ailleurs était plus malin de la part du seigneur des ténèbres de sorte à faire diversion à un endroit, et débarquer à d’autres afin de multiplier les points de pénétration dans le royaume du Gondor pour forcer les troupes à se disperser plutôt que de les affronter en un unique endroit, d’autant qu’Osgiliath est pour Sauron synonyme de défaite.
En effet, la ville lui a été reprise par deux fois, la première en 2475, et la seconde en 3018, moins de trois semaines après l’avoir conquise. Il faut savoir que Boromir quitte Minas Tirith le 4 juillet pour se rendre au conseil d’Elrond à Fondcombe, et qu’à cette date, il a réussi à reprendre le contrôle de la cité. Il est donc étonnant que Sauron s’acharne à vouloir faire traverser son armée un lieu qui lui a résisté par deux fois, et ce en sachant qu’il a usé d’un autre moyen inconnu un âge plus tôt. C’est d’autant plus incompréhensible qu’avec les soldats de Minas Tirith sur place, il aurait pu créer l’effet de surprise en passant ailleurs, et les prendre à revers pour ensuite assiéger la citadelle dont les forces auraient été réduites.
Osgiliath suscite l’interrogation par un autre aspect. La ville est prise le 10 mars 3019 après un assaut long et pénible. Comment se fait-il qu’une cité en ruine depuis plus de mille ans et sans la moindre fortification ait pu résister 9 mois, tandis que la formidable et l’imprenable Minas Tirith cède au bout de deux jours ? Voilà qui entache sérieusement le talent de Tolkien, car soit Minas Tirith est une forteresse en papier crépon, soit le scénario a été conçu avec les pieds. En outre, la puissance de l’armée ennemie et le crédit de Sauron en ressortent entamés puisqu’il n’y rien de victorieux à assiéger Minas Tirith : la cité mal entretenue, mal conçue, mal gouvernée et l’armée gondorienne ayant subi de lourdes pertes à Osgiliath. De plus, Sauron aurait pu et aurait dû attaquer le Gondor pendant que Saroumane attaquait le gouffre de Helm. Même avec une victoire au gouffre, Minas Tirith aurait été prise parce qu’Aragorn n’aurait pas emprunté le chemin des Morts, et de même, Théoden n’aurait pas pu réunir à temps l’armée du Rohan pour secourir le Gondor. Cela est d'autant plus troublant que Sauron n’ait pas agi de la sorte sachant qu’il avait éprouvé cette stratégie d’une attaque sur deux fronts en 2951 en envoyant Khamûl, l'un des Nazgûls, prendre le contrôle de Dol Guldur afin d'entrer en guerre contre la Lòrien et le royaume sylvestre de Thranduil. Ainsi, non seulement Sauron ne reproduit pas des méthodes qui lui furent bénéfique, mais il persiste en niant ses échecs passés pour les reproduire.
Sans son amateurisme, Sauron aurait dû gagner ; ce n'était pas un coup d'essai, la victoire était à portée de main, pour ne pas dire évidente. Certes, le coup fut moins puissant qu'il aurait dû l'être, car Sauron a précipité son attaque sur le Gondor du fait de la provocation d'Aragorn via le palantír d'Orthanc à Isengard, et son coup s'est pour ainsi dire égaré. Au lieu d’être la quintessence du mal absolu, le Seigneur des anneaux se confond en ridicule en passant davantage pour un tacticien brouillon et capricieux.

Une utopie

Critiquer Tolkien et ses éventuelles lacunes en architecture apparaît à la fois audacieux et hâtif. Minas Tirith n’est pas une forteresse : c’est une utopie. Tolkien, comme tout démiurge, a cédé à la tentation de coucher sur le papier une cité parfaite, sinon qui en présente nombre de caractéristiques. Les sept niveaux concentriques sont très probablement empruntés à l’ouvrage de Tommaso Campanella : La Cité du Soleil, publié en 1602, où une cité comprend sept enceintes portant le nom des sept planètes connues de l’époque (la découverte de Neptune date de 1846 par Johann Grottfried Galle, et celle de Pluton de 1930 par Clyde Tombaugh, laquelle fut rétrogradée planète-naine en 2008). La référence est d’autant plus manifeste que Minas Anor, l’ancien nom de Minas Tirith, signifie en sindarin « La Tour du Soleil ». Cette idée soutenue par Curtis Hoffmann voit également comme probable source d’inspiration la tour à sept étages dans Un Voyage en Arcturus de David Lindsay. Cette hypothèse n’a rien d’absurde puisque le royaume du Gondor fut fondé après la chute de Númenor, plus particulièrement, de la submersion de l’île de Númenor. C’est un détail qui a son importance : l’un des noms donné à cette île est Atalantë. En effet, de l'aveu même de Tolkien, Númenor constitue une variation de l'histoire de l'Atlantide. La cité mythologique est décrite dans le Critias par Platon comme étant la demeure de Poséïdon qui siégeait dans une forteresse ceinte de deux anneaux de terre et trois de mer. Il n’est donc pas étonnant que Sauron, le seigneur des anneaux, ait pu concevoir quelque appétence pour une cité présentant pareille géométrie. Si Minas Tirith est voulue comme une cité idéale, elle n’est pas parfaite et entretient plus de points communs avec la peinture de Pieter Breughel de la Tour de Babel, illustrant la volonté des Hommes de tutoyer les cieux, d’où l’aspect détraqué de la ville médiévale.

L’essentiel du débat ne porte donc pas sur la crédibilité de Minas Tirith en tant que forteresse, mais sur sa vraisemblance au sein de l’œuvre. Ce faisant, il n’est pas possible de blâmer Tolkien sachant qu’il voulait que la citadelle soit assiégée, et qu’on ne peut pas lui tenir rigueur pour avoir imaginé son histoire comme il l’entendait. Tolkien reste en premier lieu un auteur populaire, si bien que les défauts de la Tour de Garde ne demeurent que des tergiversations de second ordre au regard de la manière dont le récit s’infléchit pour soutenir une idée. Il n’est donc pas envisageable de faire le reproche à Tolkien d’avoir imaginé Minas Tirith trop faible tout simplement parce que cela relève davantage de choix littéraire que d’erreurs de conception de son monde. En effet, aucune des règles de l’univers n’est enfreinte, qui reste cohérent malgré la magie omniprésente qui aurait pu laisser le champ libre à quelques deus ex machina. Tolkien a donc préféré ménager l’effet dramatique en ne faisant pas Minas Tirith trop forte au risque de donner trop d’espoir au lecteur et ainsi garder la tension intacte. L’exploit de l’armée du Mordor aurait Toutefois été plus grand s’il ne reposait pas sur les faiblesses intrinsèques de la citadelle.

Il n’en demeure pas moins que Minas Tirith est un délire architectural, un gâteau de mariage historiciste avec un glaçage italien. Chaque forme urbaine possible du Moyen Âge à la Renaissance est coincée dans une ville qui se dresse au milieu d’une nature noble. Cependant, cette soupe hétéroclite de styles divers communique un message singulier et direct au spectateur, à savoir qu’il est question non pas d’une ville, mais d’une allégorie de la civilisation qui s’érige et s’élève au milieu du chaos. Il faut davantage y voir une allusion à notre propre condition et notre profonde humanité, en l’occurrence notre imperfection, et donc celle de nos créations. Minas Tirith est donc tout à fait logique dans le sens où elle se veut grandiose, pour accuser en réalité des défauts que les forces du mal exploiteront.

Pour le coup, Tolkien a parfaitement rendu la culture britannique. La grande Bretagne n’est en effet pas connue pour sa science matière de défense militaire sachant que la Manche a toujours protégé ce territoire des invasions. Il n’est pas étonnant pour un pays comme la France avec des ennemis potentiels sur toutes ses frontières terrestres d’avoir vu naître un prodige de la poliorcétique en le nom de Vauban. Si les Britanniques sont moins doués pour bâtir des forteresses, force est de constater qu’ils le sont plus pour raconter des histoires. Après la publication du dernier tome, un article du The Times Literary Supplement du 25 novembre 1955 disait que quels que soient les défauts qu’on lui trouvait, Le Seigneur des anneaux possédait quelque chose d'indéfinissable et de marquant, qui fait que « même une simple lecture ne sera pas oubliée de sitôt ». Une œuvre n’a donc pas être parfaite, du moment qu’elle procure du plaisir, toute autre considération est secondaire. Le talent de Tolkien est d’avoir un univers si puissant et un récit si envoutant qu’il occulte les menus défauts, défauts nécessaires puisque sans eux, il n’y aurait aucun contraste permettant d’apprécier les nombreuses qualités de son œuvre.


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