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[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée



Chapitre 15


Publié le 08/12/2012 à 10:06:19 par Gregor

5.

Le système solaire de Bételgeuse comportait une vingtaine de planètes, la plupart n’étant que d’énorme géante gazeuse aux couleurs délavées. La colonie s’était en revanche installée sur l’un des rares grumeaux solides qu’avait daigné ne pas brûler l’énorme soleil rouge. Officiellement baptisé «Bételgeuse — Euclide » mais plus simplement raccourci en Bételgeuse Prima. Premier lieu de vivable du système, Prima n'était que le satellite établi autour d'une gigantesque planète gazeuse violacée. Vu de l’espace, elle ne ressemblait qu'à une sphère bleue, parfois agrémentée de rares archipels verdâtres et gris. Beauté trompeuse, car les conditions de vie sur ces îles s’apparentaient davantage à un enfer : humidité et température élevée, taux d’oxygène faible, flore toxique pour le métabolisme humain, et faune à peine moins belliqueuse. Il est vrai que, dite de cette façon, cette représentation fleurait bon les images hasardeuses et ridicules de certains textes imaginaires. Ce fut sans compter sur la rapidité de la Confédération à « aménager » ces territoires. Là où s’étaient implantées les dix petites colonies pénitentiaires et le siège confédéré, il ne restait rien de plus que de rares arbres et une lande sèche, inféconde, où le vent s’époumonait en d’immenses tempêtes qui duraient parfois des semaines. Le nettoyage, bien que brutal, s’avéra des plus nécessaires compte tenu de la nature même des colonies. Il était bien entendu impossible pour un prisonnier de se dissimuler dans un espace parfaitement dégagé, où le regard portait loin.
Mais hélas, cela n’avait pas empêché la révolte.

Il avait été défini, avec l’amiral Nielsen, que nous nous détacherions de l’Aube de l’Espérance à une trentaine d’heures-lumière de Bételgeuse Prima. Impossible d’effectuer un bon hyperluminique avec la navette sans être repérée. Elle était bien trop rudimentaire pour ce genre d’approche.
La méthode, simpliste, consistait à nous diviser en de multiples unités au sein même de la ceinture de Kuiper du système, et d’en repartir selon un timing précis. Nous repartions les premiers, conservant une vitesse relativement élevée puisque nous devions croiser la planète environ soixante-douze heures après notre départ. Je m’étais inquiété de voyager aussi longtemps à cinquante pour cent de la vitesse de la lumière dans un astronef aussi ridiculement petit que le nôtre, mais me rassurait bien vite. Une fois installé au pilotage, je m’apercevais qu’on avait soigneusement modifié la propulsion de la navette. Il ne m’avait pas fallu très longtemps pour me réadapter à cet environnement de commande. La complexité de celles-ci ne m’effrayait plus, et je ne pouvais qu’avoir une pensée admirative pour les techniciens qui avaient conçu les programmations automatiques, ces schémas mentaux synonymes de connaissance immédiate. Des protocoles qui m’étaient demeurés nécessaires tandis que je n’avais pas été pleinement converti.
Comme toute bonne tactique d’approche, celle-ci ne comportait qu’un nombre limité d’avaries possibles, allant du simple décalage d’affichage de données à la destruction du vaisseau par un corps cométaire. Cela n’avait hélas rien à voir avec la singularité qui croisa notre route. Alors que nous nous préparions à quitter le cœur de la ceinture pour nous jeter vers le vide abyssal du système, une rafale aux tons ambrés, fugace et violente, balaya le vaisseau, nous bringuebalant pendant quelques secondes, faisant ronfler l’acier du cockpit et affolant les différents systèmes cybernétiques, avant que ceux-ci ne s’éteignent subitement. Cyrill pesta, portant une main à ses tempes. Une plaie franche lui barrait le côté gauche du visage, laissant dans son sillage de petites billes d’un sang étincelant. Je me précipitais sur lui, lui injectant un cocktail d’agents coagulogènes et d’antalgiques. Il lui fallut quelques minutes pour revenir à totalement à lui, tandis que je me concentrais pour comprendre la nature du problème. Après avoir essayé un bon nombre de procédures de relances standards, je me décidai à regarder Cyrill . Je souris, tristement, tandis que son visage se décomposa.

L’espace résonnait d’une impression indicible, oscillant entre la surprise et l’apaisement. Quelque chose de maternel, de fœtal, se développait dans mes sensations. Mes peurs me paraissaient tout à coup dérisoires, vagues trainées de conscience qui s’évaporent dans un air plus pur, plus doux. Oui, même si le moment était terrible, même si j’avais conscience de ne peut-être pas en réchapper, j’avais en moi ce sentiment de parfaite plénitude, de calme absolu, qui m’embrassait, m’avalait et me digérait. Comme si tout à coup, je redevenais un homme nouveau.
— Gregor, on va y passer ?
Tremblement de la structure. Des dizaines d’alertes s’affichaient dans mon interface. J’aurais dû les débrancher, je me contentais de les ignorer.
— Tu me méprises, Cyrill , n'est-ce pas ?
Je sentis un sourire extrêmement mauvais poindre sur mes lèvres.
— Tu n’as cure de notre survie. Seule la mission compte…
— Gregor…
— Maintenant il est trop tard pour t’excuser, sombre imbécile ! Tu croyais sincèrement que ton petit manège m’échapperait longtemps ?
— Tu n’aurais pas pu comprendre, lâcha-t-il avec une pointe de dégout.
— Comprendre quoi ? Le fait de salir l’honneur des armées ? De dénier tout ce qui constitue notre force ?
— Oh, très joli langage …
— je ne plaisante pas, Cyrill .
— Et que fais-tu ? Tu crois sincèrement en ce que tu fais ?
— Personne ne m’y contraint.
— Et c’est bien cela le pire, reprit-il. Comment peux-tu espérer gagner dans cette guerre qui va t’écraser ?
— Je ne prétends pas trahir mes pairs…
— Mais que sais-tu de tout ça, Gregor ? Toi, un pauvre soldat qu’on a intégré de force ?
Il rit. Je m’irritai, serrai mon poings
— Ne t’énerve donc pas … La petite colère d’un officier, aussi imposant soit-il, est toujours des plus distrayantes.
— Veux-tu que je te tue sur place ?
Cyrill s’assombrit aussitôt.
— J’ai plus de pitié que de sympathie pour toi, c’est vrai Gregor. Il y a aussi bien des données qui t’échappent dans cette affaire et, crois-moi, la dernière des choses que je souhaite, c’est ta mort.
— Tu bluffes, Cyrill .
— Libre à toi de le croire.
Je soupirais, et je finissais par lui concéder le point.
— Gregor, crois bien que la petite mise en scène que j’ai conduit jusqu’à présent ne t’était pas directement destinée. Je pensais vraiment que tu l’avais remarqué.
— Oui, et j’imagine que cela à voir avec ces fameux « intérêts supérieurs ».
Je pouvais encore le tuer. Désactiver les enregistrements pour rediriger la totalité de l’énergie du réacteur vers les balises de saut … Prétexter l’accident, l’avarie. Oui, c’était encore faisable.
Cyrill souffla.
— Je crois qu’il serait intelligent de s’arrêter ici et passer à autre chose. Sache que malgré nos différends, je t’estime à ma manière.
— Je croyais que j’étais à plaindre ? Mais ta gratitude me va droit au cœur, ironisai-je.
— S’il te plait Gregor.
Je le regardai, restai silencieux.
— La situation est des plus simple, Cyrill . Si tu ne fais pas absolument tout ce que je vais te dire, nous y passons, toi et moi.
Cyrill ne répliqua pas. Pourtant, j’ai bien cru voir un sourire mauvais sur son visage, à cet instant-là.
— Alors, mettons-nous au travail.


Une onde électromagnétique. Cette vague aux relents dorée n’était qu’une simple, mais gigantesque onde électromagnétique, qui avait balayé tout le système de Bételgeuse, avant de venir s’écraser contre la structure anguleuse de la navette. Malgré l’intensité de la charge, je constatai avec soulagement que mes propres coupe-circuits avaient sauvegardé mes fonctions. Les seuls dommages notables qu’avaient subis mes parties cybernétiques se limitaient à une simple désynchronisation temporelle de l’ordre de la milliseconde. Un détail qui pouvait se révéler gênant si j’avais été amené à utiliser l’armement du vaisseau ou toute autre interface complexe. Mais dans la situation actuelle, ce n’était pas le plus urgent.
-Cyrill , il va falloir que je remette en route certains circuits de façon manuelle.
— Ce qui veut dire ?
Il souleva un sourcil, et n’en demeurait pas moins aussi piquant.
— Je vais devoir sortir et m’occuper moi-même de ces relances. Cela pourrait bien prendre une heure, peut-être deux.
— Ce n’était pas vraiment ma question, mais enfin …
— Tu t’inquiètes de ce qui nous a touchés ? Pour le moment, je n’en sais pas grand-chose. À première vue, une grosse onde magnétique. Je n’ai pas encore réussi à identifier une signature. Et donc, de là à savoir si c’est d’origine naturelle ou artificielle…
Il s’arracha de son harnais, se jetant presque sur moi.
— Tu ne veux même pas envoyer un drone de reconnaissance, que l’on s’épargne un risque inutile ? Je n’ai jamais entendu dire que ce genre de « phénomène » soit très bon pour des systèmes robotiques. Et quand je pense à ça, je pense surtout à toi, Gregor.
— Nous n’avons pas le luxe du temps. Et de toute façon, il n’y a pas de drone à bord. Impossible également de contacter l’Aube, tant que les premières connexions ne seront pas rétablies.
Il me regarda, pensif. Je le voyais perdre en assurance, comme s’il comprenait enfin que la situation nous échappait.
— Cyrill , il n’y pas d’autres choix. Tu serais capable d’intervenir sur ce genre de problème ?
Il secoua la tête.
— Alors, la question est réglée.
— J’imagine que tu ne vas pas me laisser me tourner les pouces. Tu viens juste de me dire qu’il fallait que je suive exactement tes ordres.
— Reste au pupitre et attend que les interfaces t’indiquent que les systèmes de communications soient opérationnels. Après ça, tu pourras contacter l’Aube et leur indiquer la situation.
— Tu penses qu’ils pourront nous aider ?
Je souris, tristement.
— La mission a commencé, Cyrill . Je comptais simplement leur faire comprendre que le timing serait légèrement modifié.
Le jeune homme se dirigea alors vers le fauteuil de pilotage, et me lança un dernier regard, me faisant comprendre qu’il attendrait, sagement. À peine rassuré par cette soudaine discipline à mon égard, je m’enfonçais dans les entrailles du vaisseau. Sortir n’allait pas être aussi simple que je lui laissais croire.

Même avec un corps principalement composé d’implants insensibles au vide spatial, il me fallut une bonne demi-heure pour ajuster les protections qui devaient recouvrir les parties organiques de mon visage. Sans aide mécanique, trouver les compartiments où elles étaient stockées s’apparenta à un jeu de piste des plus désagréables. Je pestais intérieurement contre la conception des rangements. Ce genre d’avarie était pourtant prévisible. Il aurait été tellement plus logique de les disposer à hauteur de la partie habitable de la navette. Au lieu de quoi, j’avais écumé les abords de l’unique sas, défonçant et disloquant plusieurs portes quand le système d’ouverture avaient décidé de rester muets. Et lorsqu’enfin, je tombais sur un élément intéressant, celui-ci était souvent inadapté. Douce ironie d’être un cyborg plongé dans un état où la technologie avait été élevée au rang de religion, et où un simple appareillage de survie n’était pas conçu comme une chose logique.
Je n’avais pas désespéré. Je m’étais retrouvé dans ce maudit sas, qui aspira paresseusement l’air, et réussissait à ouvrir la lourde porte extérieure.
Vieux réflexe, je tentais d’inspirer un bon coup, pour redonner du courage. Réflexe ridicule : je n’avais plus de poumons, et la maigre protection de contenait pas la moindre goutte d’air. Je me demandais quelle réaction aurait Cyrill en se rendant compte que je sous-vocaliserais pour communiquer avec lui, passant par la voix atone d’un minable processeur atone. Enfin. L’abyme du néant s’offrait à moi, doublé de la sensation agréablement déroutante de l’apesanteur. Il ne fallait pas négliger ce détail-là. Sans système de manœuvres sur moi, je me perdrais au moindre faux pas. Premier coupe-circuit externe en vue, rapidement, je me rendais compte que la situation n’était pas trop catastrophique. Mon interface s’était couplée avec mon IA embarquée, je n’avais plus qu’à finaliser un travail bien prémâché. Un peu long, mais bien plus facile que ce que je redoutais. Tout se passa sans encombre jusqu’au septième point, où, malheureusement, les tiges de connexions avaient fondu dans la masse du vaisseau. Je luttais péniblement avec le laser implanté dans mon avant-bras droit, tenant péniblement de ne pas endommager le fin circuit, ce qui me prit plus longtemps que prévu. Mais la manœuvre ne fut pas désastreuse, et, quelques poignées de secondes plus tard, la voix d’un Cyrill affairé me crevait les tympans.
— Gregor, tu me reçois ?
— Parfaitement mon cher Inquisiteur. N’oublie pas de bénir notre Dieu pour le petit miracle que nous vivons.
Il ricana sinistrement.
— On en a envoyé plus d’un dans un endroit fort peu sympathique pour moins que cela.
— Sauf que j’étais sérieux, Cyrill . Nous vivons un véritable miracle. Je ne comprends même pas que le vaisseau soit resté intègre.
— Comment ça ?
— L’onde gravitationnelle, Cyrill . J’ai la preuve qu’elle n’était pas naturelle.
— Comment ça, pas « naturelle » ?
Je classifiais distraitement un énorme paquet de donné sur mon interface, et le stockait pour plus tard. Quelques cybernautes ne seraient sans doute pas ravis de les lire.
— Un coupe-circuit fondu.
— Ils ne sont pas censés se comporter ainsi ?
— Si ces foutus alliages réagissaient ainsi, ce n’est pas deux heures, mais vingt ou trente, qui auraient été nécessaires. Le mélange rhénium-titane possède suffisamment de souplesse pour se désolidariser des ponts d’accroches électriques, mais aussi une sacrée capacité d’absorption thermique. Tu te souviens de tes cours des physiques, pas vrai ? Alors, rappelle-moi les points de fusion de ces deux éléments ?
— Une température suffisamment énorme pour qu’une onde gravitationnelle ne les touche pas … Mais qu’est ce que tu entends par là ?
— Il y a dû y avoir une jolie coordination entre cette malencontreuse onde. Et un parfait sabotage manuel.
— Tu plaisantes ?
Il se leva, outré.
— Comment oses-tu croire que …
— Rappelle-moi quel est le boulot d’un Inquisiteur, Cyrill ? M’exclamais-je d’un ton net. N’est-il pas de débusquer les conduites « déviantes » au sein des organisations de cyborg ? Alors, il me semble que tu devrais sérieusement te poser la question.
Je lui donnais un éclat de coupe-circuit que j’avais prélevé. Il l’observa, partagé entre curiosité et interrogations.
— Cela a dû nécessiter un appareillage assez poussé. Le type de matériel qu’on ne trouve que dans une soute d’entretien. Ou bien sur un pont d’appontage. Mais vu la configuration de l’Aube, et là où était positionnée la navette …
— Cela ne veut pas forcément dire qu’il s’agisse d’un sabotage. Peut-être une manipulation trop longue, ou bien une erreur.
— Treize coupe-circuits sur les quarante-deux de la navette avaient un problème de ce type. Je ne suis pas suspicieux, mais là, je pense sincèrement le devenir.
Il soupira.
— Alors que fait-on ?
— On ouvre l’œil. Il y a eu sabotage, c’est une évidence. La signature de l’onde indique un rayonnement franchement similaire aux faisceaux de renvoi de micro-ondes de stations orbitales vers le sol.
— Le genre de station qui fournit de l’électricité aux colonies ?
— Exactement. En à peine plus puissant. Donc, à moins que le hasard soit vraiment défavorable, je ne vois pas comment les deux événements seraient indépendants.
— Une taupe à bord de l’Aube ?!
Cyrill demeura coi. Son regard écarquillé m’inquiéta. Cela devait représenter un sacré choc pour lui.
— Mais, comment ?
— Le comment n’est pas notre histoire. Mais pour le moment, prudence.
Je me repositionnais dans mon fauteuil, il regagna sa place. Son attitude avait totalement changé. Je comprenais bien pourquoi.


La ceinture de Kuiper m’occupa une dizaine d’heures. Dans le labyrinthe de roche, la navette tournoyant en tous sens, je repensais longuement à l’incident. Le sentiment mystérieux qu’une force colossale et impérieuse naissait en moi se retrouva bien vite réduit au rang d’une colère froide, boue amorphe, désagréable froidure qui apportait un arrière-gout âcre. Je ne céderais pas à cette forme de vengeance facile, vulgaire. Je ne pouvais pas céder. Le faire aurait été bien trop simple, bien trop facile. Trop prévisible.

Quand l’horizon s’éclaircit subitement, lorsque la navette quitta pour de bon les cométaires, ma décision s’arrêta d’elle-même. Je devais garder la tête froide, quoiqu’il m’en coute. Ne pas, non, ne jamais céder aux pulsions. Même si cela avait rendu un énorme service à ma conscience que d’imaginer des scènes d’une violence rare, choquante, je m’interdisais de mettre un nom, un visage. Le faire me conduisait sans doute possibles vers le chaos, l’ineffable, la fin même de ma dignité d’homme. Et cela était parfaitement inimaginable.

Inutile de préciser que Nielsen avait fortement réagi. En vérité, il s’était contenté de rester silencieux, remettant notre salut dans les bonnes grâces du Dieu-Machine. Pas un seul mot ne précisait sa pensée, pas une seule indication de manœuvre, rien d’exploitable. Et même si son silence était éloquent, nous ne percevions qu’une part infime de l’ambiance pesante qui nous suivait, à bord de l’Aube. Savions-nous qu’à présent, le poids des faits, la douleur du vécu, l’hypothétique mais possible chaos qui nous attendait avaient remis un sens à notre mission. Je ne sus jamais si ce genre de pensée avait effleuré Cyrill . Il n’en sortit pas moins de sa sidération.
— Tu comptes maintenir les directives du Commandus Magnus ?
Je ne répondis pas aussitôt. J’étais profondément plongé dans les manœuvres de la navette, morceau de métal qui était devenu l’extension de mon esprit. Ma vision s’étrécit, ma conscience se focalisa sur les sons, les mots, les sous-entendus, les gestuelles de mon coéquipier. Je ne comprenais pas aussitôt, pas si facilement que je l’aurais dû. Je le regardais, presque atone, avant de lancer, mécanique.
— Il avait conscience de ce qui nous attendait. Il savait que cela se passerait mal, dès le départ. Changer serait admettre qu’on nous a piégés, alors c’est hors de question.
— Nous sommes des cibles faciles. La navette n’encaissera pas forcément une seconde onde. Et on ne sait pas …
— La navette a évolué d’elle-même. J’ai laissé une partie de mon IA prendre le contrôle de ses systèmes structurants. La navette a appris, maintenant elle sait ce qu’elle peut tenter. Et même avec un projectile aussi insaisissable que ces satanées ondes, nous ne courrons pas beaucoup plus qu’un risque acceptable.
— Tu mises sur la possibilité qu’on ne nous attaque pas deux fois avec la même arme.
— Les coupe-circuits sont à nouveau opérationnels. À moins qu’on nous balance une singularité excessivement puissante, je ne vois pas comment nous atteindre à cette distance.
— Un générateur de trous noirs.
— Trop technique. Trop de maintenance. Impossible à manier avec un esprit qui n’aurait pas été … éduqué.
— Mais possible.
Je suspendais mon regard, j’attendais un instant. Oui, c’était possible. Mais franchement peu probable, pour ne pas dire grotesque. Il n’existait pas d’armement de ce type sur Bételgeuse. Cyrill aurait dû le savoir. Pourtant, il continua comme s’il était ignorant sur le sujet.
— Mais nous …
— Il reste une trentaine d’heures avant d’approcher de Prima. Je dois me concentrer sur le vaisseau. Tu ferais mieux de vérifier …
— Si mon matériel est prêt ? Ne t’en fais pas Gregor, j’ai eu le loisir de le faire juste après que nous soyons repartis. Tu étais sans doute trop concentré sur le pilotage pour t’en apercevoir.
Il n’y avait pas d’ironie dans sa phrase. Le constat simple que j’avais été trop absorbé à ma tâche ne l’avait pas rendu sympathique, mais au moins sincère.
Il sembla hésiter à demander quelque chose.
— Qu’y a-t-il, Cyrill ? Je te sens passablement tendu …
— Je me demandais quel effet cela faisait d’être aux commandes d’un engin pareil.
— Tu voudrais le voir par toi-même ?
— Je n’ai pas d’implants. Ce n’est même pas envisageable.
Il rit doucement, malhabile, presque angoissé.
— La seule façon qui me permettrait de faire ce genre d’expérience, ce serait de …
— De venir avec moi, c’est ça ?
Il opina du chef.
— J’ai déjà été en contact avec un cyborg. Mentalement, je veux dire.
— Et sans doute était-il converti ?
Nouvelle réponse affirmative.
— Je ne veux pas avoir l’air de t’en vouloir Cyrill , mais je n’ai malheureusement pas la faculté de ranger mes souvenirs et ma conscience d’humain quand je pilote ce vaisseau. Et très honnêtement, je ne suis pas bien rassuré qu’un Inquisiteur vienne me regarder de l’intérieur. Dois-je te rappeler pourquoi tu m’as dénigré ? Pourquoi as-tu nié que j’étais avec toi et pas seulement une espèce de parasite mal préparé ?
— Je …
Il semblait confus. J’avais cru, à cet instant, entendre des excuses. Il se reprit aussitôt.
— Oublie, Gregor. Ce que je t’ai demandé est vraiment stupide.
— Ce qui est stupide est de ne pas chercher à comprendre.
Oui, c’était absolument stupide. Rester sur ce demi-échec sur l’affront que je pouvais ou non porter à notre confiance était un acte aux conséquences silencieuses mais graves. La haine, celle-là aussi, je devais la maîtriser. D’un geste assuré, je lâchais ma main droite des commandes, la tendant vers Cyrill . Il la fixa, puis me jeta un regard intrigué.
— Il faut que nous arrivions là, Cyrill . Sur Prima, quand nous aurons capturé ce Alexeï, nous n’aurons plus le choix. Il faut nous préparer, même si ce n’est pas agréable.
— Oui, nous préparer, répéta-t-il pensivement.
Il agrippa ma main. Malgré l’assurance qu’il avait laissé voir en publique, une fierté et une aisance qui frôlaient l’arrogance, je sentais que le contact du métal de mes doigts le mettait franchement mal à l’aise. Je sentais poindre une transpiration discrète, un tremblement vite réprimé.
— Détends-toi. Ça va bien se passer.
— Je sais, je sais …
Quand nos esprits se seront rejoints, il ne pourrait plus mentir. Il le savait, c’était certain. Mais il ne pouvait pas s’empêcher de conserver cette raideur digne.
— Réajuste ton aug’, Cyrill . Les trodes de mon système de connexion agiront d’autant plus vite qu’elles capteront avec précision tes schèmes mentaux.
— Ce sera douloureux ?
— Pas quand nous nous rencontrerons. Mais le retour le sera, assurément.
Il n’avait pas dû rencontrer d’autres consciences par ce moyen direct, radical. Les processus connectifs qu’utilisaient les Inquisiteurs sur terre étaient essentiellement basés sur des systèmes sans contact. Là, hélas, inutile d’espérer faire autrement.
Cyrill s’exécuta avec minutie, d’une main. Il n’osait pas me lâcher. Son manque d’expérience s’étalait déjà, évidence triste. Il ne put finir de se sangler correctement, et j’avais dû l’aider à finir. Il se retourna alors, inspira très longuement.
— Installe-toi confortablement. Je paramétrerais ton siège pour qu’il soit en mesure de gérer tes paramètres vitaux.
— C’est si dangereux ?
— Potentiellement mortel.
Il déglutit, et s’installa. Le fauteuil pivota. D’une simple pensée, j’ordonnais mentalement aux systèmes médicaux de le surveiller étroitement, et de m’avertir aux moindres modifications suspectes. Oui, c’était dangereux. Dangereux pour lui, s’il ne retrouvait pas le cheminement qui le reconduirait vers son enveloppe. Il aurait été incapable de survivre dans une matrice artificielle, même sous une forme inconsciente, inerte. Le choc psychique était une hypothèse. Et à mon tour, je ressentais les effets atténués de ce qui pouvait vaguement s’apparenter à une montée d’angoisse.
Il fallait terminer ça rapidement.
Le fauteuil pivota, s’avança vers moi. D’un geste net, j’apposais ma main sur sa nuque. Le faisceau de trodes remonta sur la paume, dards regroupés et frénétiques. Je les sentais, presque vivantes, avides d’information. Elles scrutaient déjà l’air, sentaient la tension. Cyrill inspira une dernière fois, je comprenais qu’il ne fallait plus attendre. Et le faisceau s’enfonça, trait sec qui déchira la peau blafarde de sa nuque.

Il luttait. Péniblement, il se débattait dans ce qui s’apparentait à un authentique boyau, à la matière indistincte. Son schéma corporel luttait avec force, le piégeant par d’effrayants réflexes. J’ai dû trancher, au sens propre. J’étais devenu la lame invisible qui déchira la matrice purulente, sordide, lui arrachant le corps au passage. Il respira bruyamment, cherchant son air. Il braquait toute son attention sur moi, enfin libéré mais inquiet.
Pour une première, on pouvait s’attendre à un résultat bien pire.
Cyrill , ou plutôt sa conscience, flottait dans le vide abyssal de mon esprit. La forme qu’il avait empruntée évoquait un vide de lumière, pâle, frêle, vaguement semblable à une fumée froide. Je sentais sa présence, son besoin désespéré de trouver une prise, un contact. Pour toute réponse, il ne percevait que le froid et l’abysse du secteur purement artificiel de mon cerveau. Une immense cache cybernétique, déconnectée de la matrice organique, riche des souvenirs et des sensations. Je ne voulais pas y aller brutalement. La ramener à des perceptions purement informatiques aurait achevé de le déstabiliser, le faire chuter vers ce vide synonyme de mort mentale.

« Il faudra que tu t’habitues ».

J’étais redevenu l’espace même, la limite d’un univers restreint, mais riche de singularités. Il ne pouvait pas agir sans que je sois informé et consentant. L’ascendant de ma conscience sur la sienne se trouvait être une nécessité absolue. La condition sine qua non pour ne pas sombrer dans la folie. Il s’empressa d’accepter les règles de ce terrain de jeu.
« Montre-moi, Gregor »
« Inutile de te précipiter. Il faut que tu attendes, que tu sois prêt ».
L’espace s’ouvrit un peu davantage, les ténèbres lumineuses se muèrent en une brume orangée, enivrante. Son esprit s’abrutissait de sensations complètement artificielles, parfaitement inconnues pour un esprit humain aussi primaire. La relativité du temps se concentra, le faisant jouir de ces caresses impalpables pendant des heures subjectives. Je ressentais encore Cyrill , plus vif, mais plus impalpable. Il patientait, encore et toujours. Mais lorsqu’il surgit, qu’il se rua vers les marges, il heurta violemment la barrière du système. Une fulgurance jaillit en lui, frénétique et vulgaire. Une partie de son esprit se condensait, pus bavant et nauséabond.
« Inutile de sortir. Nous n’irons nulle part ».
Il repartit à la charge, plus fort. Un sentiment désagréable me percuta, une haine sourde, jamais rassasiée, terriblement puissante. Ce n’était pas la mienne.
Cyrill voulait sortir. Il ne pouvait plus mentir, et, devenu proie, se contentait de lutter dans un simulacre de force, de violence purement physique. L’illusion était frappante, mais désespérée.
« Comment saurais-je ? »
« Tu ne peux pas tout savoir. Je ne veux pas que tu saches tout. »
« C’est ma mission, Gregor. Je trouverais le moyen de t’obliger. Tu ne pourras pas retenir tes souvenirs pour l'éternité».
« Nous sommes dans l’éternité ».
Nouvelle fulgurance, puis vertige. Il chuta, longtemps, pris et retenu dans la brume orangée que j’avais tissée. Le coup l’avait secoué, mais je tentais, plus profondément encore, de savoir. Ce n’était plus seulement la volonté humaine qui me guidait, mais, doucement, la soif inextinguible de l’intelligence artificielle qui m’épaulait. La pâle copie prenait consistance, frêle voile aux lignes pures qui venaient des horizons lointains. Ce moi multiple savait qu’il fallait comprendre, que la situation ne se représenterait pas. La prochaine fois, nous ne serions plus en situation de force.
« Que cherches-tu à cacher, Gregor ? »
« Rien qui t’intéresse vraiment. »
« Tu es le cœur de la traîtrise. C’est par toi que vient le poison du monde. Tu es un traître, Gregor, je le sais et je le prouverais ».
Il n’arrivait plus à se rattraper. La chute s’accéléra, encore, fondant vers des spectres de lumières plus éblouissants. L’horizon disparut, se fondant un soleil infini. Et nous repartions.

Les cibleurs générés par l’IA gangrenaient l’horizon. Les limites de la navette formaient un périmètre solide, fixé, bardé de composants cybernétiques qui étaient devenus ma peau. Au centre, Cyrill et moi nous tenions dans un ersatz de véranda, nos corps simulés s’allongeant dans de répugnants sofas trop mous pour être possibles. Parfois, nos têtes émergeaient.

J’avais perdu le lien. La domination s’était brisée quand j’avais rattrapé Cyrill . D’une façon délibérée ou purement involontaire, il avait fait exploser les sécurités qui maintenaient la cohérence de mon moi dans cette matrice. Et étrangement, cela l’avait fixé. Il était désormais tout aussi capable que moi pour comprendre et devenir la navette, envisager les plus complexes solutions pour piloter et guider le bâtiment dans un océan mêlé de donnée et de possibilités.
— C’est ici que …
— Oui, coupai-je. C’est là que j’étais, tout à l’heure. C’est ainsi que nous accédons aux systèmes de n’importe quel vaisseau.
— C’est étrange.
Le mot était bien choisi. Il devait s’attendre à un temple de technologie, comme une prolongation logique des commandes réelles que constituaient les différentes interfaces du cockpit. Au lieu de quoi, il se retrouvait dans un endroit physiquement incohérent, psychologiquement délirant, et bien plus près des émotions qu’il n’aurait pû le penser.
— Le vaisseau s’adapte à mes schèmes mentaux. Il génère une simulation à la fois rassurante et efficace. Et avant que tu ne poses la question, chaque cyborg aura un environnement différent.
— Une question de psychologie et de vécu …
— Exactement.
— Comment puis-je le voir ?
— Tu passes par l’équivalent d’un étage intermédiaire de perception. Car si tu ressens bel et bien les informations de la navette, son contexte et tout ce qui touche de près où de loin à la simulation, tu ne peux y arriver que par mon biais. C’est ma perception que je te retraduis dans un language visuellement compréhensible.
— Cela veut dire que je vois ce que tu veux voir ?
— À peu de choses près, oui.
Cyrill pensa. La simulation n’avait laissé qu’un vague souvenir de notre lien, finalement. Il n’était pas totalement coupé, et je ressentais encore sa présence, comme une espèce de couleuvre sifflante. Il cherchait. Il retentait sa chance, mais cette fois encore, il ne trouverait rien.
Les sofas se retrouvèrent aux bordures de l’espace, aux flancs de la navette. La vision du système de Bételgeuse avait évoluée dans des visuels chatoyants, combinaison de spectres complexes invisible pour l’œil humain. Cyrill se fascina pour ce spectacle, semblable à la contemplation d’un océan aussi transparent que noir, sans cesse balayé de courants irisés, de flots inimaginables, de forces exotiques. La couleuvre se retira, définitivement, mordant le lien qu’elle cherchait tant à maîtriser. Cyrill se ravisait.
— Je crois qu’il faut que je revienne dans… enfin, dans l’autre réalité.
— Oui, en effet. Cela me semble plus judicieux.
Une honte discrète s’empara de ses sentiments. Comme un enfant qui aurait volé quelques gâteaux, il exprimait des remords, sans mots. Je devrais m’en contenter, car il me paraissait évident qu’il ne dirait rien de plus quand nous aurions réintégré le cockpit.


La coque de la navette se déforma en monstrueuses circonvolutions. Cyrill hurla, et le contact visuel fut rompu.
— Ça fait un mal de chien ! Par pitié, Gregor, arrête ça !
Les trodes s’étaient retirées sans créer aucune lésion. La seule friction et la faible activité électrique avaient échauffé le système vasculaire de son encéphale, engendrant une migraine insupportable. La main encore positionnée sur sa nuque, je lui injectais un cocktail d’antalgiques et de vasodilatateurs, pour tenter de juguler le phénomène.
Il porta un bras à ses yeux, contractant violemment ses mâchoires. Je ne percevais que peu de choses de son mal, mais la douleur ne pouvait être qu’horrible. Il eut un haut-le-cœur, se retint de vomir. J’ordonnais à son siège de le maintenir dans une position confortable, et dans le même temps, commandais à la navette de décroître très fortement la luminosité. Il ne fallut que quelques minutes à Cyrill pour tomber dans un sommeil lourd, long de près de quinze heures.
Ce fut le dernier moment de calme avant bien longtemps.


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