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[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée



Chapitre 16


Publié le 08/12/2012 à 10:07:13 par Gregor

6.

Syracuse se blottissait au creux d’un vallon ouvert sur la mer, à l’abri des grandes tempêtes et du vent permanent qui soufflait sur l’ile. On l’avait construite rapidement, presque avec négligence, et la bonne trentaine de bâtiments préfabriqués semblaient trop raides, trop propres. La mousse dense avait bien entamé de les recouvrir, donnant quelques fantaisies à l’alignement rectiligne, qui montait vers la crête du vallon, là où avant, les grands arbres dominaient l’horizon.
Il ne faisait pas bon vivre à Syracuse. Aucun de ses habitants n’était volontaire, personne n’avait demandé ou même pensé atterrir ici, quelques parts sous les hautes latitudes de Bételgeuse-Euclide. Là, au milieu d’océans infinis, à des centaines d’années-lumière de la Terre, qui aurait rêvé de s’échouer ? La rigueur confédérée avait été l’essence même de l’existence de ce lieu. Car la seule façon d’arriver sur Syracuse, d’y mettre ses mains et son âme, c’était de devenir un bagnard. Un prisonnier converti, rabroué par le Dieu-Machine, devenu une bête de somme abrutie par des implants cybernétiques, endormie dans le silence de la pensée.
Alexeï avait été de ceux-là.

Personne ne pouvait ignorer ce fait. C’était un rebelle, un combattant de haute lutte, un homme égaré dans ce que fut sa liberté. Un homme qui s’avéra être un danger.

Cyrill fut le premier à se laisser tenter par la fraicheur des embruns, l’odeur amère des herbes hautes qui refluaient de la steppe, là haut, sur la colline. Il avait oublié notre rencontre, dormi du sommeil du juste, et semblait à présent capable d’entamer le périple qui nous attendait. Oui, car, évidence stupide, Syracuse ne fut jamais notre destination finale. C’était un des derniers bastions, havre de repos qui nous attendait, après l’épouvante et l’angoisse de l’incertitude. Le seul officier, commandant rongé par la fatigue de la situation, ne craignait pas de nous voir arriver. La colonie était trop marginale pour le moment, à l’écart des rares centres stratégiques de la planète. Cela ne l’empêcha de se montrer amical, et de nous presser afin de passer la nuit ici, auprès de ses hommes. La décision fut rapidement prise. Les vents se renforçaient la nuit, et nous n’étions pas sur un terrain favorable. La navette, si elle avait été prise dans une bourrasque, n’aurait pas tenu le choc. L’avarie nous recommandait la prudence.
Le crépuscule s’attarda sur nous, quelques heures plus tard, alors que j’avais décidé de briffer à nouveau Cyrill . Il argua qu’il connaissait parfaitement notre stratégie, et qu’il avait bien compris que nous n’en changerions pas.

— Tu te trompes, encore une fois.
— N’est-ce pas toi, Gregor, qui avais décidé de maintenir le plan dan sa configuration initiale ?
— Oh, la configuration ne changera pas. Nous allons simplement prendre en compte quelques variantes …
Il soupira. Il avait rechigné à remonter à bord, pour s’assoir dans son fauteuil, et fixer des projections holo de la planète. Un point pulsait sur la surface brumeuse, indiquant sobrement Franklin, le siège de la révolte. Cyrill n’avait pas daigné regarder les indications. Sans doute les trouvait-il superflues.
— Quel genre de variantes ?
— La position de la cible, l’évolution de la situation pour ou contre nos forces, les destructions, bref, tout ce qui est absolument inutile dans notre cas.
Il ne put réprimer un sourire.
— La bonne nouvelle, c’est que j’ai pu enregistrer beaucoup de données avant d’atterrir. Les satellites n’ont pas été redirigés vers la rébellion, il n’y a pas eu contagion vers d’autres colonies, et les tractations diplomatiques n’ont pas envenimé les choses.
— Dans ce cas, quelle est la mauvaise nouvelle ?
— La situation s’enlise clairement. On dirait que Franklin se replie, s’enterre. Comme s’ils attendaient …
— Notre venue ? Incroyable hasard. Tu as trouvé ça tout seul ?
— Je ne pense pas que ce soit ça.
— Alors quoi, ou plutôt qui attendraient-ils ?
— Ils jouent peut-être la montre, espèrent négocier une issue positive pour eux.
— Soyons réalistes, Gregor. Ils ne peuvent pas nier le fait qu’ils seront écrasés d’ici un mois tout au plus. Le Magister Oddarick ne supportera pas un tel affront, et c’est, ma foi, plus que compréhensible.
Nouveau point pour Cyrill . Les tractations ne signifiaient pas grand-chose aux yeux du commandement. La révolte, et surtout son mécanisme, représentait une source de problèmes avec lesquels il était impossible de composer. Dans le meilleur des cas, les insurgés verraient leurs peines prolongées, leurs esprits replongés à des niveaux d’obéissance encore plus profonde. Mais le plus probable restait une issue sanglante. Nous n’aurions sans doute pas le choix ou non de les massacrer.
— Nous ne savons toujours pas pourquoi, Cyrill .
— Peut-être n’avons-nous pas besoin de le savoir.
Je marquais un temps de pause.
— Il faut envisager que leur meneur tente de s’enfuir. De faire passer cette contamination.
— Les réseaux sont-ils viables ? Peuvent-ils communiquer ?
— Toutes les installations ont été détruites. Leur seule liaison avec l’extérieure repose sur la poursuite de ces fameuses négociations.
— Alors nous les tenons, Gregor. Ils sont à moitié aveugles, sourds, paralysés. Ils ne tiendront pas éternellement sans nourriture et sans soins. Même les cyborgs ont besoin de maintenance.
Il fit passer sa langue sur ses lèvres, afficha un sourire pervers.
— Au moins cela ne risque pas de t’arriver. Le cybernaute de notre hôte a, semble-t-il, fait un excellent travail.
— Ne dérivons pas, Cyrill . Demain, nous repartirons, et nous n’aurons sans doute pas le temps de reparler de tout ça.

Il s’écoula une bonne heure avant que nous tombions d’accord. Peu de choses changèrent, la plus notable consistant à nous faire passer pour des bagnards à notre tour. Privés de communications, les insurgés ne pourront pas nous démasquer avant plusieurs jours. Si la tentative avait dû être essayée, notre plus bel atout consistait en Cyrill . Son rôle d’Inquisiteur nous protégerait encore davantage des suspicions. S’il fallait agir en urgence est abattre quelques consciences, il en serait parfaitement capable. J’en gardais le souvenir encore tiède, poisseux et désagréable.

Le commandant nous invita au mess, qui occupait un bâtiment de modestes dimensions, où se tenait une dizaine d’hommes. Des sous-officiers, peut-être quelques caporaux, qui se trouvaient sur le campement ce soir-là. La colonie était plongée dans l’angoisse d’une contagion, et la surveillance des prisonniers qui étaient stationnés ici demeurait une priorité. Je restais fermé, distant, échangeant quelques mots rapides, quelques encouragements. On n’avait pas encore trop entendu parler de moi ici, cette discrétion n’en restait pas moins agréable. Cyrill en fit de même, trop concentré sur la frugalité de son assiette, se retirant rapidement pour se reposer. Je ne cherchais pas à savoir s’il disait vrai. Perdre sa confiance à la veille de cette mission était un risque impossible à prendre. Je m’apprêtais à en faire autant, mais le commandant m’invita à le suivre vers son bureau.
Il n’était pas plus loquace, mais je me devais d’honorer son rang. La discipline de ses unités ne devait pas lui faire oublier ce sentiment d’abandon et d’éloignement qu’on apprenait à connaitre dans les colonies. J’étais compatissant, j’avais vécu une situation similaire. Et à quelques semaines près, je ne devais pas être si différent de lui.

— Capitaine …
Il m’offrit un siège. Je n’avais pas noté jusqu’à présent l’étrangeté de l’implant qui avait remplacé son œil droit, lentille sombre comme une eau verte, alors que le reste de son corps semblait purement organique.
— Mon commandant, je suis honoré d’être invité ici …
— Je sais que ce n’est peut-être pas le bon moment, capitaine. Mais nous ne nous reverrons sans doute pas demain. Peut-être même jamais.
— Ce sont les aléas de notre caste, mon commandant.
— je ne vous ai pas fait venir ici pour parler de badineries, capitaine Mac Mordan. Je voulais simplement vous donner ceci.
Il me tendit un glass-disque qui se trouvait sur son bureau, et que je n’avais pas remarqué.
— On a retrouvé des spores de cette contamination sur une poignée de prisonniers. On ignore encore comment le « virus » s’est retrouvé ici, mais nous pensons que cela serait sans doute utile par la suite.
— Vous voulez que je le fasse remonter vers nos cybernautes ?
— Ils sauront quoi en faire. Et il est probable qu’à Franklin, la situation ne permette pas d’étudier cette étrangeté ?
— Vous l’avez observé, mon commandant ?
Il se tut. Son regard se figea, une expression mélancolique s’accrocha à ses joues creuses.
— Il y a des terreurs qu’on ne peut pas décrire, capitaine. J’espère que vous ne les vivrez jamais. Jamais.
Un frisson me parcourut.
— La nuit est calme, le vent régulier. J’espère que vous trouverez le repos, capitaine. Vous en aurez besoin.
Je souriais faiblement.
— Le sommeil n’est plus un plaisir auquel je goute, mon commandant.


L’aube s’installa sur une pluie battante. Le vent n’avait pas évolué, et les rafales balayaient le cockpit. Nous étions déjà partis depuis une bonne heure, et Franklin n’apparaitrait pas avant le double de temps. J’avais préféré une approche plus lente mais protégée, récoltant au passage de nouvelles informations. Une frénésie nouvelle s’était emparée de la cité meurtrie. Quelqu’un avait su que nous arrivions, l’ayant appris d’une façon ou d’une autre. Aborder le peu de distance qui nous séparait nous rappela combien la situation était difficile, combien la réalité n’est pas si évidente qu’une stratégie purement théorique. Je profitais du calme qui parfois se présentait sou la forme d’un rayon de soleil rasant les flots sombres, entre deux grains, tandis que Cyrill avait décidé réciter des dizaines de bénédiction et de prières vers le Dieu-Machine. Il semblait soudain si sûr, rattrapé par sa mission, la première et j’espérais la dernière de ce type. Une transe s’installa dans le flot de ses paroles, nous berçant dans un doux engourdissement, et bien plus vite que je ne l’espérais, les côtes déchiquetées de Franklin se dessinèrent devant nous.

La cité proprement dite se trouvait au bord d’une rivière, quelques dizaines de kilomètres en amont de l’embouchure du cours d’eau dans un lagon. Elle ne dressait que peu de bâtiments dignes de ce nom, le reste se résumant à une version étendue de Syracuse. La navette m’indiqua qu’un grand nombre de modules préfabriqués était hors service, la distinction entre une simple mise hors tension ou une destruction pure et simple n’étant pas encore identifiable. Il était inutile de survoler le site pour le savoir. De nos yeux, le spectacle s’offrirait à nous bien assez tôt.

La navette remonta la rivière sur quelques kilomètres, avant de s’en écarter pour mieux plonger vers de rares collines où une végétation invraisemblable s’accrochait. La vitesse m’empêchait d’observer le maillage émeraude, et j’imaginais la richesse de la canopée, des sous-bois, grouillante de vie, vierges du pas des hommes, trop occupé ailleurs. Tout disparaitrait sans doute dans les décennies, lorsque la colonie aurait repris sa progression contre l’assaut de la végétation.

Par bonheur, une éclaircie relative dans cette débauche de verts se profila, distante d’une dizaine de kilomètres de Franklin, loin des centres industriels et des rares routes qui ne devaient, de toute façon, plus être emprunté depuis quelque temps. Cyrill semblait plus tendu, le rythme de ses paroles s’accélérant sensiblement, tandis que je laissais la navette se poser en douceur. Les moteurs cessèrent leurs ronflements, et tandis que je m’arrachais de la matrice cybernétique, nous nous regardions, sourions, avant de reprendre notre routine. Il enfila un treillis bardé de poches et d’instruments divers, s’injecta une quantité assez importante de ce qui semblait être un concentré de nanites, pendant que je vérifiais une dernière fois l’état de mes implants et mon dernier bilan médical. Rien ne nous retint davantage, et à peine plus d’une dizaine de minutes après avoir quitté la navette, nous étions déjà profondément enfoncés dans la forêt endémique de Prima.

L’humidité ne me gêna pas. J’avais rabattu une protection sur mon visage, me guidant sans encombre sur les indications de mes senseurs. Des chatoyances indigos barraient mon champ de vision, rendant plus colorée une réalité beaucoup plus terne. La forêt ne ressemblait en rien à ce que j’avais dessiné mentalement. Les troncs montaient raides, étouffant les sous-bois qui se résumaient à un tapi de fougères assez bas, clairsemé, ou parfois d’étranges insectes allaient et venaient. Cyrill les chassait d’une main, le front plissé, soucieux, avançant malgré tout à bon rythme. Nous aurions été des cibles idéales, s’il n’y avait eu que le bruissement des feuillages et l’étrange symphonie des animaux pour nous répondre.

— Faisons une pause.
— Serais-tu déjà fatigué, Cyrill ?
Il ricana, avant de prendre une des bouteilles d’eau qu’il avait embarquée. Il avala bruyamment le contenu d’un jaune trouble, et rangea son attirail dans son sac ventral.
— Le soleil décline déjà. Je ne pensais pas que les journées passaient si vite.
— Prima tourne plus vite que la Terre
Ile ne répondit pas. Je poursuivais.
— Nous serrons sur site dans une quarantaine de minutes. Nous croiserons sans doute du monde avant.
— Tu espères que je ne vais pas oublier de positionner mes implants ?
— Disons qu’arriver sur Franklin avec une main tachée de sang et des yeux bouffis ne serait pas du meilleur effet.
Il dégrafa une sacoche de son dos, déballa les implants factices et commença à les installer, sans un mot. Il lutta quelques minutes pour installer un cache-œil très ressemblant à mon œil robotique, qui s’illumina aussitôt après avoir sorti quelques dardillons qui se fichèrent dans sa peau. Il grimaça, mais ne broncha pas.
— C’est une question idiote de ma part sans doute, mais tu n’avais jamais songé à être implanté.
Il arrêta sa gestuelle, me fixa. Son regard hybride me dérangea plus que je ne l’aurais cru.
— Tout le monde n’a pas la chance d’être ramassé à moitié mort et remis sur pied par le cybernaute du Commandus Magnus.
— Pourtant, les Inquisiteurs sont sans doute les plus …
— fanatiques à ce sujet ? C’est une question de point de vue.
— Ce n’est pas une obligation ?
— Je ne suis encore qu’un aspirant. Mon mentor ne me permettra ce privilège qu’une fois assurée de mes compétences. Et cette mission est ce qui s’apparente à un baptême du feu dans mon cas.
Inutile de poursuivre plus en avant sur ce sujet. Je sentais Cyrill se tendre. Sous mes mots, il devait penser que je demandais pourquoi un Inquisiteur digne de ce nom n’était pas venu.
— La Confédération se base sur les cyborgs, mais n’impose plus cette mécanisation à outrance, visible, qui avait cours il y a encore quelques années. C’est d’ailleurs assez paradoxal quand on connait le dogme du Magister …
— l’Humanité n’était pas encore prête, Cyrill .
Il parut étonné. Nous échangions nos rôles, naturellement. Comme si quelque chose avait transité, comme si nos idées s’étaient mélangées. Je me surprenais à prononcer ce genre de paroles. Je ne me consolerais jamais véritablement d’avoir perdu ma chair, un jour de novembre, quelque part sur un port miteux d’Écosse. J’avais réussi à ne plus regretter, mais la cicatrice était toujours là, présente, piquante.
— Tu as sans doute raison, Gregor. Personne n’a idée de ce que souhaite le Dieu-Machine à ce sujet. Pas même nous.
Une bourrasque nous surprit. D’un accord sans mot, nous décidons de repartir. Inutile de savoir si la nuit était agréable dans les sous-bois de cette forêt.
Du métal avait déjà commencé à rouiller. Çà et là, quelques modules avaient brûlé, laissant leurs entrailles visibles entre les parois de plastiques à moitié fondues. Mais Franklin n’était pas si mal en point.
Le commandement était toujours là. Salis du sang séché des officiers qui avaient été sommairement exécutés, mais le tout semblait en bon état, au moins depuis notre point de vue. La lueur de la lune naissante, la première d’une série de quatre qu’on avait poétiquement nommé Baudelaire, jouait sur les crêtes d’un massif calcaire qui faisait face à la cité, immédiatement après la rivière. Nous n’y prenions pas vraiment garde, quand un groupe d’une dizaine de cyborgs se dirigeait vers nous, d’un pas décidé, et visiblement assez inquiet.

Ils nous entourèrent, entamant de nous examiner avec attention. L’un des insurgés me fixa, puis se concentra là où aurait dû se trouver mes galons de capitaine.
— Qui êtes-vous ?
Son ton était net, tranché. A l’image de sa stature, mal dissimulé sous les plis d’une immense cape dont les armoiries confédérées avaient été brulées. Un affront que Cyrill observa avec insistance, presque sonné.
— Piotr Dentur, et Teofenio Ascovari. Nous venons de l’astroport de Willamsburg.
Un énorme silence s’écrasa sur la petite assemblée. Je restais digne, priant mentalement le Dieu-Machine de nous donner la chance du hasard. Si Williamsburg, un relais de transit pour les minerais de Prima, avait effectivement été aux mains des rebelles, rien n’indiquait que nous étions enregistrés sur registres. Même si les communications étaient rompues, il ne faudrait pas plus de quarante-huit heures pour découvrir le pot-aux-roses.
Contre toutes attentes, il me tendit la main. Une main implantée, grise, barré de rayures. Je la serrais avec courtoisie.
— Huey Braddock. Je suis content de voir que Willamsburg soit encore assez solide pour nous envoyer deux nouvelles recrues. Et pas des moindres visiblement …
Un sourire barrait à présent son visage. Une ossature ronde, un front et un crâne dégarnis, où s’accrochaient trois implants de la taille d’un domino, la moitié du maxillaire droit avait sauté, et était également remplacé. Son regard semblait naturel, mais les senseurs indiquaient une rétine artificielle et de nombreux implants cérébraux. Huey ne devait pas excéder la quarantaine d’année, peut-être moins. Il ne devait pas non plus être présent sur Prima depuis très longtemps. Hormis son bras gauche qu’on avait remplacé par un implant grossier, la totalité de sa musculature était organique. Dans une certaine mesure, il avait eu de la chance dans son malheur. Mais je doutais qu’on lui accorderait plus de clémence pour ça.
— J’imagine que vous étiez militaire, Piotr. On n’a pas de gars comme vous ici, sauf quelques soldats. Pour être honnête, je suis même surpris qu’on vous ait récupéré à Williamsburg.
— J’ai eu de la chance. Même si j’ai beaucoup d’implants, je m’en suis sorti finalement.
— Et ça ne sera pas superflu. Je dirais même que c’est notre jour de chance.
L’atmosphère se détendit aussitôt. Cyrill restait néanmoins sur ses gardes. Je le sentais, à son regard froid, allant de droite à gauche sans s’attarder sur trop de visages pour ne pas éveiller de soupçons.
— Et lui, continua Huey. J’imagine qu’il est tout neuf, pas vrai ?
— Il est arrivé avec le dernier convoi, juste avant que ça commence en fait.
— Et comment se fait-il que vous soyez ensemble ?
— Quand on nous a délivrés, je veillais sur le transport de Teofenio. On a beaucoup discuté juste après, quand la situation est un peu redescendu, que ces foutus loyalistes avaient été mis hors d’état. On savait qu’on ne pouvait pas se quitter, maintenant, même si on crèverait ici … C’est un peu comme le hasard. On n’a pas vraiment choisi.
— Le hasard fait bien les choses, lâcha Huey.
— On dirait bien.

Un quart d’heures plus tard, nous marchions dans cette compagnie improvisée, soucieuse mais amicale. Nos pas nous guidaient sur l’artère radiale de Franklin, étrangement propres malgré l’atmosphère de guerre qui continuait à planer ici. Les corps, comme le sang, avait finalement disparu. Seul subsistait la tâche amarante du sang versée par l’exécution du général Korklov, œuvre abstraite qui s’agrippait sur la blancheur insultante du quartier-général confédéré. Au moins l’avait-on enterré.
Cyrill serra les poings, mais resta impassible. La même douleur nous traversait à cet instant. Il n’était plus question ni de querelles ni de point de vue. La mission se précisait. Elle s’accéléra d’autant plus que plusieurs informations notables nous parvinrent. Au fil de discussion, nous avions appris qu’Alexeï Pasternak était en ville. En réalité, depuis la chute de Franklin, il n’avait jamais quitté le préfabriqué qu’il avait daigné occuper. Le service d’ordre qui l’entourait était relativement relâché, à l’image de son réseau d’informateur et de négociateur avec les autres colonies.

— J’ai l’impression qu’il attend, commenta Huey à son sujet.
— Il vous a dit quelque chose à propos de ça ?
— Non. Si ce n’est qu’il savait qu’au moment où les vaisseaux confédérés reprendraient Franklin, la véritable libération commencerait.
Sombre crétin assommé par sa propre confiance. Alexeï n’apprécierait sans doute pas que son soulèvement se termine de façon silencieuse, et qu’une fois la source du virus tué, la situation se régulerait naturellement. Qui ici, parmi des bagnards, avaient la capacité d’un chercheur informatique ? Le fait même qu’Alexeï, qui se présentait comme un simple combattant, puisse avoir eu accès à quelque chose d’aussi dangereux que ce virus était une forme d’insulte. Il n’était donc pas seul. Mais dans ce cas, qui pouvait réellement commander ?
— Huey, est-ce que Pasternak accepterait un entretien privé ?
— Je n’en sais rien. Il faudrait lui faire remonter une demande … Vous souhaiteriez le voir ?
— A Williamsburg, il n’y avait pas vraiment de consignes. Pas même par rapport aux revendications et aux tractations qui ont cours.
— Je pense qu’il sera très heureux de vous rencontrer. Cela ne lui a jamais posé aucun problèmes, et savoir que son œuvre a permis de libérer des hommes comme vous … Oui, il sera vraiment content.
— C’est parfait Huey.
Oui, parfait. Je pouvais même me penser à rêver que la situation serait sous contrôle d’ici quelques heures. Bien plus vite que prévue, et c’était une excellente chose.
La pluie arriva, soudainement. Des trombes d’eau nous forcèrent à nous réfugier dans un préfabriqué en bon état, bien assez vaste pour nous accueillir. Huey pesta contre le temps infernal de Prima, je l’écoutais d’une oreille distraite. La pièce était sobre, contenant une trentaine de lits, en réalité des paillasses superposés tachés de sueurs et de débris en tous genres, et deux points d’eaux en piteux état. L’appareillage cybernétique avait été sauvagement arraché, et la console holo qui se tenait à l’entrée avait été renversée. Un spectacle triste, étrange, renforcé par l’éclairage blafard qui nous agressait les yeux.
— Nous resterons ici pour la nuit.
— Très probablement Piotr.
Les autres insurgés s’étaient installés sur les couchettes, ils restaient silencieux, certains s’endormirent. Huey réfléchit de longues minutes, avant de briser à nouveau le silence.
— Piotr, je vais envoyer un message pour Alexeï. Je pense que vous ne devais pas tarder. Peut-être même acceptera-t-il de vous recevoir sur le champ.
— Ne l’importunons pas plus que nécessaire.
— Oh, à vrai dire, il ne dort plus vraiment en ce moment. Cela fait des semaines qu’il n’a pas fermé l’œil.
— Et cela ne le dérange pas.
— Je pense qu’en étant cybernétisé dans les mêmes proportions, vous comprenez bien pourquoi.
— Oui. Un luxe que nous ne nous offrons plus vraiment.
— Cela vous fait déjà un sacré point commun.
Il héla un de ses camarades. Le pauvre homme s’empressa de sortir, se précipitant chez l’intéressé.

Huey déblatéra sur sa vie passée, son refus de laisser un de ses fils partir pour l’armée, la délation qui s’en était suivi, son départ pour Prima. Il avait été cuisinier, souffrait du manque de nourriture qui sévissait ici. Je commençais à le plaindre, m’efforçant de ne pas garder un contact trop proche avec lui. Cyrill en profita pour m’indiquer qu’à présent, l’Aube devait être en orbite autour de la planète. Le décalage nous avions programmé était arrivé à son terme, et d’ici quelques heures peut-être recevrais-je d’autres impératifs de la part de Nielsen.
Le messager reparut, trempé jusqu’aux os.
— Il accepte, lâcha-t-il. Il veut vous voir tout de suite.


Les courants d’airs balayaient la pièce. Il n’aimait pas ça, même s’il n’avait plus de véritables raisons de s’en plaindre. Il s’enroula dans une longue cape, grise, informe, aux bords élimés, et s’enfonça un peu plus dans le fauteuil qu’il occupait depuis plusieurs heures. Assis face à son bureau, Alexeï Pasternak patientait. Les rares documents qui se trouvaient face à lui étaient soigneusement rangés, en attente. Il n’y jeta pas un regard. Inutile de les lire pour savoir que la situation dégénérait depuis une petite semaine.
Il y avait tout d’abord la question des vivres. Les stocks se vidaient dangereusement, grâce à l’incompétence des hommes qui les géraient. Il avait bien tenté de raisonner les insurgés, mais ceux-ci se comportèrent comme des enfants, capricieux et ridiculement gaspilleurs. Ensuite, les négociations avec la Confédération, qui se tarissaient drastiquement. Non pas que le lien soit rompu, mais davantage que les revendications qu’ils portaient avaient sensiblement été revue à la baisse. De l’arrêt des mécanisations et des déportations, les demandes avaient plutôt évoluées vers le sens d’une simple amnistie et d’un retour sur Terre. La psychologie confédérée, sans être violente, avait écrasé les ambitions, et ceci de façon très adroite.
Ces deux situations étaient déjà bien assez préoccupantes pour que la venue de deux nouvelles têtes le rende suspicieux. Comme si l’arrivée de deux cyborg de Williamsburg était liée à un sacré hasard. C’est pour cela qu’il avait voulu les rencontrer. Pour chasser ses doutes, s‘assurer que ces craintes se fondaient, et plus simplement, que la rébellion touchait à sa fin.
Ce qui signifiait qu’il passerait très rapidement à l’action.


La pluie s’était retirée aussi rapidement qu’elle était venue. Cyrill tremblait malgré tout, transit par l’humidité qui régnait dans la grande rue déserte de Franklin. Je n’aurais même pas été surpris s’il s’était mis à geler, cette nuit-là. Notre guide marchait d’un pas vif, peut-être la morsure du froid le poussait à tenir une bonne cadence, ne nous laissant pas le temps de nous appesantir sur le décor tout en ombre et lumière que les lunes jetaient par-dessus les hauteurs qui entouraient la cité. Malgré cela, je ressentais cette terrible impression de fin imminente, dans le calme des activités humaines, de l’obscurité qui siégeait aux fenêtres, du chant malheureux du vent. La complainte du silence glaçait mes sens, je frissonnais.
— Nous arriverons bientôt ? demanda Cyrill , las.
— Oui, enchaîna notre guide en claquant des dents. Il n’y a plus qu’une centaine de mètres à faire.
Il ne mentait pas. L’avant-dernier bâtiment qui se trouvait le long de l’axe principal. Le corps de l’édifice étalait une façade plane, blanche, percée de rares ouvertures. Deux ailes le prolongeaient, en retrait, légèrement plus basses. Seuls deux baies vitrés, dont une était brisée, cassait la monotonie de leurs surfaces blanches. J’entrai, précédé de Cyrill et de l’homme qui nous escorta. On nous fit patienter quelques minutes, annonçant notre venue. J’entendais des sons étouffés, des voix calmes, poindre derrière une porte. Il y eut un mouvement, la porte s’ouvrit.
— Si vous voulez bien me suivre.


Huey n’avait pas menti. Alexeï Pasternak fut sans doute un homme, autrefois, mais il ne restait plus de cette vie passée qu’un visage tannée, osseux, ou courrait un implant oculaire, un front haut que couvraient quelques mèches poivre et sel, des cheveux tombant jusqu’à une nuque abrité derrière une série de protection mécanique. Du reste de son corps, je ne discernais rien, à part le bout irisé de ses pieds, et une pince qui avait remplacé sa main droite. Spectacle morne, en vérité. Il ne dégageait pas cette sature de chef, inflexible et droit, mais bien davantage celle d’un homme dépassé, mal à l’aise. Alexeï n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été. Une ombre qui m’inspirait un dégout profond, cancer de l‘âme qui trouverait sous peu une guérison totale, sans rémission.

— Piotr et Teofenio, je présume ?
— Vous présumez bien, lâcha Cyrill . C’est un honneur de vous rencontrer.
— L’honneur est partagé, messieurs.
Il fit signe aux deux cyborgs qui se tenaient auprès de la porte de sortir.
— Que me vaut l’honneur de la visite de deux émissaires de Williamsburg ?
— Eh bien, pour tout vous avouer, la situation n’est pas brillante. Nous manquons de vivre, et les hommes là-bas s’inquiète de l’évolution de la situation. Certains pensent qu’il ne ressortira rien de bien agréable de cette affaire, la lassitude les guette.
— Quel manque de courage, ironisa notre hôte. Les tractations vont bon train, j’ai même eut des informations me confirmant l’arrivée d’un croiseur confédéré, pour nous rapatrier. N’est-ce-pas là une bonne nouvelle ?
Il se dirigea vers les deux fenêtres de la pièce, les referma avec précipitations. S’il s’était libéré de la contrainte psychique de sa conversion, son corps semblait le gêner. Trop lourd, trop imposant, trop puissant. Je cru discerner des tremblants, dans la lueur faible que distillait deux lampes à moitié grillées.
Sa pince claqua, avant de dévoiler un jet de lumière, long d’un mètre, violacé et bourdonnant.
— Voilà une belle arme, n’est-ce-pas ? Elle conviendrait parfaitement pour trancher quelques têtes. Mais j’imagine qu’aucun espion ne se glisserait parmi nous. La Confédération est bien trop pédante, bien trop vulgaire pour tenter ce genre de manœuvre, non ?
La lame s’approcha dangereusement du visage de Cyrill , qui ne cilla pas.
— Il est temps d’abattre cartes sur tables, messieurs. Mais pas ici, pas maintenant. Il y a trop d’hommes dehors. Il faudra s’éloigner un peu, pour ne pas éveiller les soupçons. Je ne veux pas qu’ils sachent que tout est terminé.
— Un conseil plein de sagacité dans la bouche d’un traitre, crachai-je d’une voix à peine audible.
— Mais qui trahit-on, cette nuit ? L’Homme véritable ou bien l’ersatz qu’il s’est inventé ? Non, franchement, évitons ce genre de parole. Nous réglerons ça loin de tous, dans les hauteurs, là où le vent brule la peau.
La lame se rétracta, il se dirigea vers la porte, et d’une voix redevenu aimable, se lança dans un discours d’une fausseté rare.
— Que diriez-vous de venir avec moi inspecter les réserves ? Il y a un hangar, à quelques pas. Je pense que les voir pleins vous rassurera.
— Oui, en effet.

Nous quittions la pièce d’un pas calme, courtois. Alexeï invita ses chiens de garde à ne pas nous suivre, les rassurant faussement sur notre crédibilité. « Des hommes justes ». Il nous lança un regard décidé, ou nous retrouvions dehors, sous le couvert des étoiles.


Miracle ou non, il resta un véhicule terrestre en état de marche. Certes, notre sympathique guide eut quelques difficultés à redémarrer l’engin couvert de poussières, qui ronfla au démarrage. Mais une dizaine de minutes plus tard, Franklin n’était plus qu’un souvenir. Un souvenir qui devenait soudainement cruel, lorsque Nielsen se présenta, sans crier, sur mon interface de communication.

— Quelle est la situation, capitaine ?
— Franklin est en piteux état, mon amiral, répondis-je en sous vocalisant. Notre cible est avec nous, nous nous éloignons vers l’amont de la rivière Nekeb. Nous devons être à deux, peut-être trois kilomètres du centre de commandement, un peu moins des dernières constructions de la colonie.
— Avancez encore un peu plus vers les sources. Nous ne débarquerons pas dans l’immédiat.
— Le vaisseau a subit une avarie mon amiral ?
— Non, rassurez-vous. Mais nous allons mettre les rebelles de Franklin hors d’état de nuire, définitivement. Et comprenez bien qu’il serait gênant pour nous et tragique pour vous que vous restiez dans les parages.
— Vous comptez … Vous comptez détruire la colonie, mon amiral ?
— Il n’y a pas d’autres choix, Gregor. Même si ça me pèse de devoir faire cela. Les consignes ont évolués et je … Bref, écartez-vous vite du centre. Lorsque vous serrez à une dizaine de kilomètre du genre, vous ne risquerez plus rien.
— Dois-je vous recontacter lorsque la cible sera neutralisée ?
— Je m’en chargerais personnellement, ne vous inquiétez pas. Nous vous préviendrons de l’attaque. Et pour votre part, Une navette vous récupèrera directement. Terminé.
— terminé.
La communication se coupa net. Je restais silencieux, trop occupé à savoir comment suggérer à Pasternak d’avancer, encore et toujours. Je craignais le pire, avec cette menace sur nos têtes.
— Sommes-nous loin de la colonie ? Lançais-je d’un ton le plus naturel possible.
— Il serait très désagréable de se trouver sous le champ d’action d’un rayonnement quantique, mon capitaine, non ?
Il avait court-circuité la communication.
— Très habile, continua-t-il. Une telle stratégie serra sans aucun doute un énorme succès. Pas de survivant, donc pas d’explications. Plus de souvenirs non plus, puisque je serais sans doute le dernier homme libre à savoir ce que Franklin serra devenu. Un joli tas de cendres fumants, quelque part sur une planète lointaine.
— N’est-ce pas l’heure de jouer cartes sur table, sale chien ? Siffla Cyrill . Vous m’avez l’air d’en savoir un peu trop pour un sale traitre qui vient de piétiner le Dieu-Machine …
— Retournons la situation, cher Inquisiteur. De mon point de vue, c’est vous qui ne savez rien. Et c’est bien dommage, car contrairement aux autres, il vous faudra survivre, Oh, péniblement certes, mais c’est une nécessité absolu.
— Qu’est-ce que vous manigancez ?
— Je ne manigance plus rien. Je fais simplement ce que je suis censé faire.
— Alors dépêchez-vous d’avancer, qu’on en finisse.
— Avec joie, mon capitaine.
Le véhicule accéléra, nous enfonçant bien davantage vers des contrées vertigineuses. Belles, infinies, mais désormais condamnées.


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