Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

Incarnation


Par : Sheyne
Genre : Science-Fiction, Fantastique
Statut : C'est compliqué



Chapitre 15


Publié le 02/12/2015 à 15:59:25 par Sheyne

 
À nouveau emporté par l'infernal tourbillon le Roi était perdu. Virevoltant au grès des millions d'âmes colorées, il contemplait les fabuleux engrenages au lointain. Qu'est-ce que c'était que cet endroit, à la fin ? La réponse à cette question était peut-être la clé du choix de sa réincarnation.
Mais il n'eut pas le temps d'y penser, car déjà l'homme attablé en face de lui entamait la discussion au travers du puissant bruit de cor :

« Tu connaissais bien Évelyne... Tu sais ce qu'elle a enduré ces derniers jours, il faudrait que tu me conseil, je ne sais plus quoi penser, je ne sais plus si c'était nécessaire...
— Je... quoi ?
— Je sais, je sais... T'es pas la bonne personne tu me diras... puisque c'est toi qui l'a... fait... mais c'était ma femme. J'ai besoin de ton aide, tu dois me raconter... Il le faut. »

Sous les yeux du Roi s'étalait une table pleine de victuailles étranges. Seulement de la viande. Visiblement, la maison superbement décorée était à l’abri du besoin. Quelque chose le fit cependant tiquer. Elle ressemblait à une immense cabine de bateau... En furetant sur les murs, il aperçut une vieille horloge qui sonnerait bientôt quatorze heures. Alors, sans toucher à la nourriture il se leva brusquement pour vérifier où il se trouvait.
Aussitôt, sa tête tourna, en toute logique, le digestif avait déjà été avalé et son corps lui répondait mal, avançant légèrement de travers.

« Excuse-moi une seconde, j'ai besoin de prendre l'air... »

Traversant la salle à grandes enjambées, le Seigneur ouvrit la porte. Ce qu'il y vu alors le consterna. Face à lui, l'ouverture dévoilait un placard à outils. S'y trouvaient en vrac pelles, pioches, balais... Intérieurement, il rigola de sa bêtise tandis que son hôte toujours assis le scrutait sans comprendre :

« Mais enfin, Mikes, qu'est-ce que tu fais ?
— Rien, oubli. »

D'un pas tout aussi peu assuré (il devait avoir sacrément picolé, car le sol ne semblait définitivement pas droit.) il attrapa la poignée d'à côté, quelques mètres plus loin. Sur le chemin, il manqua de tomber. Lorsqu'il tira, ce fut des toilettes qui se dévoilèrent. Puisqu'il cherchait la sortie, la frustration commença à monter et l'autre n'aida pas :

« Mikes, tu as trop bu, je crois, viens te rasseoir qu'on discute...
— Bon... OK. Alors, dis-moi, que sais-tu d'Yggdrasil. Un arbre géant, ça te dit un truc ?
— Tu l'as vu avec moi et après ? Il y avait même des gens dessus, pourquoi tu me demandes... »

Le Roi eut un mouvement de recul. Alors ça y est, il était revenu ? En quête de réponse, il se campa devant la table. Debout à côté de son hôte, il le dominait largement. Ce dernier se contentait d'attendre qu'il parle, assis, un air interrogateur sur le visage.

« Bon, comment je peux y aller ?!
— Tu ne peux pas... Et puis comment tu voudrais partir... ça fait des mois qu'on est bloqué ici... C'est à cause de ça que Évelyne... La pauvre... »

Insatisfait de la réponse, le Seigneur abattit son poing sur la table. Les vibrations se propagèrent aux murs alors qu'il hurlait :

« Vous me faites tous chier ! Pourquoi est-ce que je ne peux pas ?!
— Mikes... tu me fais peur...
— Réponds, putain ! »

Rougi par son cri, le Roi souleva la table qui effondra dans un concert tonitruant. Un couteau dans la main, il s'avança lentement vers son collègue qui se tassait misérablement au fond de son fauteuil.
Le menacer serait l'option la plus rapide pour se renseigner. Il en avait grandement marre que personne ne le respecte jamais.

« Maintenant, on va se mettre d'accord sale con, commença-t-il un grand sourire aux lèvres. Tu vas me dire tout ce que je veux savoir. Et tu vas commencer par m'expliquer en détail ce qui m'empêche de me rendre à Yggdrasil !
— Bordel, qu'est-ce que tu fais ?!
— C'est moi qui pose les questions, sale chien ! »

Dans une rage furieuse, le couteau se planta dans la cuisse du malheureux qui se mit à beugler de douleur. Aussitôt, il se mangea un lourd revers au visage, pour le faire taire. L'opération fut un succès total et le Seigneur se félicita de sa prise d'initiative. En sanglot, la lèvre fendue, l'autre se contenta de coopérer.

« Ton foutu arbre, ça fait plus de deux semaines qu'il a croisé notre ile. Il nous a dépassés en volant dans le ciel et on ne l’a pas revu depuis. Tous les putains de bateaux nous évitent. Alors on y serait bien allé dans ton putain d'arbre, si notre enfoiré de navire ne s’était pas cassé en faisant halte ici... Par ta faute ! Ce monde c'est un récif qui s'enfonce chaque jour un peu plus vers Hélios, un foutu désert qui tombe et tombe encore !
— Fais chier ! »

En jurant, le Roi retira la dague. Un liquide poisseux se mit à couler lentement de la jambe du type. La blessure était légère, bien que l'entaille profonde, et l'autre était plongé dans un mutisme horrifié. Il ne parlait pas, se contentant de loucher sur son pantalon suintant.
Le Seigneur, quant à lui, utilisa ce moment de silence pour réfléchir, ce qui ne fut pas un luxe. Apparemment, il n'y avait personne dans la maison et apparemment il devait se suicider à nouveau. En effet, dans l'incapacité de rejoindre son royaume, bloqué dans un endroit inconnu, quel deuxième choix avait-il ?
Un nouveau fait évident le frappa. Était-ce une coïncidence si ses réincarnations étaient toutes de près ou de loin mêlées à des affaires louches ? D'abord une femme dans les bas quartiers volant ses camarades de misère. Ensuite le complice d'un affreux pédophile. (Même lui, une telle pratique le rebutait et pourtant il en avait fait des choses sortant de l'ordinaire...) Et maintenant, il venait de se passer un truc avec cette Évelyne ! L'avait-il tuée ? Elle semblait être l'épouse du type et les situations de ses réincarnations pouvaient bien se montrer de pire en pire. Alors évidemment ce pouvait être une coïncidence, d'autant plus qu'on ne pouvait faire aucune statistique sur seulement trois corps différents, mais ça ne coûtait rien de vérifier s'il se tramait quelque chose.
Par curiosité scientifique, le Roi pencha la tête sur le côté et demanda d'une voix menaçante :

« Dis-moi... C'est quoi l'histoire avec ta femme ?
— Évelyne...
— Raconte-moi tout ! »

Et un sourire terrible marqua sa figure. L'autre baissa les yeux et des larmes amères roulèrent sur ses joues. Pour toute réponse, il fit un signe de la tête vers les étranges victuailles, écrasées par terre, et le Roi devint livide...
Ils étaient prisonniers de cette ile depuis plusieurs mois maintenant. Leur navire avait échoué dans un désert, aucune possibilité de fuite. Comprenant, il s'indigna :

« Le salop ! Tu l'as mangé !
— Maintenant, osa l'autre en pleure, dis-moi... Dis-moi si elle a souffert, j'ai besoin de savoir. »

Ignorant la demande, le Seigneur respira fort. Son estomac trop plein le dégoûta au plus haut point et sa tête lui tournait affreusement. Son esprit confus rejetait cette scène immonde et un affreux bruit d'engrenage semblait le tirer en arrière... Il devait s'échapper de ce cauchemar.
L'autre profita de son trouble pour se jeter sur lui. Il agrippa son col avec une main couverte de sang. Le visage déformé par le chagrin, il geignait d'une voix tremblante :

« Je t'en supplie, dis-le-moi... Dis-moi qu'elle était heureuse jusqu'à la fin.
— Lâche-moi, raclure ! Viens avec moi dehors, maintenant ! »

À présent qu'il se savait sur un navire, le Roi reconnaissait le modèle. C'était un marchand d'à peine meilleure facture que la moyenne et la cabine où ils se situaient était sous le pont. Il lui fallait donc remonter l'escalier jusqu'à la sortie. En partant, il attrapa une pelle dans la cage à outils. De même, une cache d'arme se trouvait non loin du bastingage. Alors il traîna l'autre de force, récupéra un fusil supplémentaire et s'enfonça de quelques mètres dans le désert.

L’îlot était à tel point minuscule qu'il en vint à se demander comment ils avaient pu se crasher dessus. Probablement un très mauvais coup du sort. Cependant, il n'avait pas la motivation de se suicider. Du moins, pas sans réfléchir longuement auparavant. L'adrénaline en moins, il ne se voyait pas se jeter dans le vide. Il devait régler cette affaire.

Alors, armant le fusil en direction de son partenaire, il lui balança la pelle aux pieds en ordonnant :

« Vas-y ! Creuse !
— Je t'en prie, ne fait pas ça...
— La ferme, putain ! Tu préfères que je te tue maintenant ?
— Si tu me tues, Évelyne sera morte pour rien. On peut encore nous sauver, quelqu'un va s'arrêter ici. C'est toi qui disais ça ! Elle le disait aussi ! Il faut y croire ! »

Soudainement, une terrible déflagration retentit. Exaspéré, le Roi avait tiré en ne ratant la tête de son collègue que de quelques centimètres. Ce dernier lâcha la pelle pour sauter sur place en hurlant. Puis, livide devant la menace du fusil encore en joue, il ramassa l'outil et se mit lentement à creuser son trou.

« Plus vite ! »

Le bruit du fer glissant dans la terre aurait eu tôt fait de détendre, si la chaleur n'avait été si accablante. L'air ondulait doucement sur le sable, mais le silence relatif était le bienvenu. Le seigneur put enfin souffler et se concentrer sur le présent.
Tout autour de lui s'étendait une plaine de poussière rocailleuse. Et au centre, comme une petite colline dans laquelle s'enfonçait la proue du bateau. Le glisseur était si énorme qu'il menaçait de tomber dans le vide. L'horizon était partout et bien trop proche. C'est ce qui causait ce cagnard. La température trop élevée surgissait des contours de l’île : les rayons de lumière irradiaient de tous les côtés. C'était un de ces atolls condamnés, désagrégés. Sa vitesse de gravitation déjà faible avait dû être partiellement stoppée par le crash du navire. Alors, quasi immobile, l'attraction les vouait inlassablement à tomber. Un de ces jours, il ne faisait aucun doute que ce bout de rocher serait avalé par Hélios.
Dans la lourdeur climatique, le Roi revint sur ses précédentes réincarnations. Le mystère qui l'embêtait le plus était le choix du corps. Comment, par quelle magie était décidée l'identité de sa prochaine enveloppe, de son histoire suivante ? (Il mit l'hypothèse d'un total hasard de côté.) Était-ce en fonction de ses actions ? Avait-il le même Karma que les personnes dont il prenait la place ?! De n'importe quelle manière il tournait la chose, ça paraissait grotesque... car il avait toujours cédé à ses pulsions pour s'amuser et pas pour faire souffrir. Il n'était pas maléfique... Il était un dieu et c'était bien normal de se divertir. Si cela voulait dire tuer des gens et bien, tant pis, c'était comme ça que le monde était fait.
Cependant, jusqu'à ce que sa situation s'améliore, il prit la décision d'éviter de massacrer des personnes inutilement. Il fallait être logique. Ainsi, si ça allait mieux il cesserait de prendre des vies jusqu'à récupérer son trône (là, il n'aurait plus besoin de se brider, puisqu'il ne mourrait plus) et si ça ne changeait rien... et bien, il s'en serait au moins assuré et pourrait se remettre à se défouler.

Une autre question, certes moindre, était de savoir ce qu'il advenait de la personne qui occupait précédemment son apparence... Il n'y avait cependant aucun moyen évident d'en être sûr. La dernière, plus importante par contre, celle du temps passé entre deux résurrections pouvait avoir une réponse. Dans cet étrange monde tourbillonnant de lumière, tout semblait si rapide et pourtant à chaque fois l'heure de retour variait. Qu'en était-il de la date ? Il s'en assura :

« On est quel jour ?
— M... Mardi.
— Précise !
— Je... Euh... Le trente, je crois, le trente !
— Quel mois ?
— Aoûte... Pitié... T'es pas obligé de faire ça, Mike bordel...
— Parfait. Continue de creuser, je veux une tombe impeccable ! Ça sera la dernière chose que tu feras de ta vie, tu ne veux pas qu'elle soit ratée, hein ?! »

Le Seigneur souffla. Le mois n'avait pas changé, il ne s'était donc pas écoulé trop de temps. Dans ses souvenirs sa première mort avait eu lieu le vingt-huit en début de la nuit. Sa seconde le vingt-neuf en fin de journée et ils étaient à présent au cœur de l'après-midi du trente. Demander l'année aurait été stupide, car les citées états vivaient toutes en autarcie. Ainsi, pour on ne savait quelle raison, l'année variait d'un îlot à l'autre. Seul le calendrier était respecté. Cela venait probablement des dates de colonisation différentes, par autant de peuples, des divers petits continents. À Yggdrasil, on se trouvait en l'an 351 après la grande ruine. Enfin visiblement il ne voyageait pas dans le passé et c'était déjà un soulagement. Pour rien au monde il n'aurait aimé assister au Ragnarök.
Le Roi décida alors de confirmer ses Hypothèses. Dans sa prochaine résurrection il devrait normalement s'être écoulé un jour supplémentaire. Et puisqu'il ne tuerait personne, son lieu d'apparition serait plus agréable. Jugeant que la situation avait assez stagné et qu'il fallait avancer sur des faits il congratula le fossoyeur :

« Oui, c'est bon comme ça. C'est vraiment une superbe tombe. Maintenant, jette ta pelle.
— Ne fais pas ça... Ne me tue pas... »

L'autre se serait presque fait dessus, alors se moquant de son destin, le Roi esclaffa :

« Et puis quoi encore, si tu veux crever tu te démerdes, compte-pas sur moi pour prendre le risque d'empirer mon sort en abrégeant tes souffrances ! Amuse-toi bien tout seul, à déguster ta bien-aimée.»

Alors, armant le fusil, il se tira dans la tête sous le regard ahuri et traumatisé de son collègue. Impeccablement, le corps s'écrasa dans le large trou, laissant l'autre à un sort pire que la mort.
Seul, au cœur de l’îlot perdu, le survivant resta déchiré par la tourmente. Au fond, il aurait préféré être délivré aussi.


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